Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/182

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compensât leur infériorité numérique. Mais c’est le contraire qui est la vérité.

En effet, ce qui mesure la force relative de deux liens sociaux, c’est l’inégale facilité avec laquelle ils se brisent. Le moins résistant est évidemment celui qui se rompt sous la moindre pression. Or, c’est dans les sociétés inférieures, où la solidarité par ressemblances est seule ou presque seule, que ces ruptures sont le plus fréquentes et le plus aisées. « Au début, dit M. Spencer, quoique ce soit pour l’homme une nécessité de s’unir à un groupe, il n’est pas obligé de rester uni à ce même groupe. Les Kalmoucks et les Mongols abandonnent leur chef quand ils trouvent son autorité oppressive, et passent à d’autres. Les Abipones quittent leur chef sans lui en demander la permission et sans qu’il en marque son déplaisir, et ils vont avec leur famille partout où il leur plaît[1]. » Dans l’Afrique du Sud, les Balondas passent sans cesse d’une partie du pays à l’autre. Mac Culloch a remarqué les mêmes faits chez les Koukis. Chez les Germains, tout homme qui aimait la guerre pouvait se faire soldat sous un chef de son choix. « Rien n’était plus ordinaire et ne semblait plus légitime. Un homme se levait au milieu d’une assemblée ; il annonçait qu’il allait faire une expédition en tel lieu, contre tel ennemi ; ceux qui avaient confiance en lui et qui désiraient du butin l’acclamaient pour chef et le suivaient… Le lien social était trop faible pour retenir les hommes malgré eux contre les tentations de la vie errante et du gain[2]. » Waitz dit d’une manière générale des sociétés inférieures que, même là où un pouvoir directeur est constitué, chaque individu conserve assez, d’indépendance pour se séparer en un instant de son chef, « et se soulever contre lui, s’il est assez puissant pour cela, sans qu’un tel acte passe pour criminel »[3]. Alors même que le gouvernement est despotique, dit le même auteur, chacun a toujours

  1. Sociologie, III, p. 381.
  2. Fustel de Coulanges, Histoire des Institutions politiques de l’ancienne France, 1re part., p. 352.
  3. Anthropologie etc., 1re part., p. 350-390.