Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/606

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fruits[1] » et que sa fécondité est la meilleure preuve de ce que valent ses racines. Mais de ce qu’il existe, si l’on veut, une « expérience religieuse » et de ce qu’elle est fondée en quelque manière — est-il, d’ailleurs, une expérience qui ne le soit pas ? — il ne suit aucunement que la réalité qui la fonde soit objectivement conforme à l’idée que s’en font les croyants. Le fait même que la façon dont elle a été conçue a infiniment varié suivant les temps suffit à prouver qu’aucune de ces conceptions ne l’exprime adéquatement. Si le savant pose comme un axiome que les sensations de chaleur, de lumière, qu’éprouvent les hommes, répondent à quelque cause objective, il n’en conclut pas que celle-ci soit telle qu’elle apparaît aux sens. De même, si les impressions que ressentent les fidèles ne sont pas imaginaires, cependant elles ne constituent pas des intuitions privilégiées ; il n’y a aucune raison de penser qu’elles nous renseignent mieux sur la nature de leur objet que les sensations vulgaires sur la nature des corps et de leurs propriétés. Pour découvrir en quoi cet objet consiste, il faut donc leur faire subir une élaboration analogue à celle qui a substitué à la représentation sensible du monde une représentation scientifique et conceptuelle.

Or c’est précisément ce que nous avons tenté de faire et nous avons vu que cette réalité, que les mythologies se sont représentées sous tant de formes différentes, mais qui est la cause objective, universelle et éternelle de ces sensations sui generis dont est faite l’expérience religieuse, c’est la société. Nous avons montré quelles forces morales elle développe et comment elle éveille ce sentiment d’appui, de sauvegarde, de dépendance tutélaire qui attache le fidèle à son culte. C’est elle qui l’élève au-dessus de lui-même : c’est même elle qui le fait. Car ce qui fait l’homme, c’est cet ensemble de biens intellectuels qui constitue la civilisation, et la civilisation est l’œuvre de la société. Et ainsi

  1. James, op. cit. (p. 19 de la traduction française).