Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/145

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pressentiment. J’exprimai quelques doutes ; je demandai si, par exemple, Byron réussirait à peindre une nature inférieure, animale ; son caractère personnel me semblait trop puissant pour qu’il aimât à se livrer à de pareils sujets. Goethe me l’accorda, en disant que les pressentiments ne s’étendaient pas au delà des sujets qui sont analogues au talent du poëte, et nous convînmes ensemble que l’étendue plus ou moins grande des pressentiments donnait la mesure du talent.

« Si Votre Excellence soutient, dis-je alors, que le monde est inné dans le poëte, elle ne parle sans doute que du monde intérieur, et non du monde des phénomènes et des rapports ; par conséquent, pour que le poëte puisse tracer une peinture vraie, il a besoin d’observer la réalité.

— Oui, certainement, répondit Goethe. Les régions de l’amour, de la haine, de l’espérance, du désespoir, toutes les nuances de toutes les passions de l’âme, voilà ce dont la connaissance est innée chez le poëte, voilà ce qu’il sait peindre. Mais il ne sait pas d’avance comment on tient une cour de justice, quels sont les usages dans les parlements, ou au couronnement d’un empereur, et pour ne pas, en pareils sujets, blesser la vérité, il faut que le poëte étudie ou voie par lui-même. Je pouvais bien, par pressentiment, avoir sous ma puissance pour Faust les sombres émotions de la fatigue de l’existence, pour Marguerite les émotions de l’amour, mais avant d’écrire ce passage : « Avec quelle tristesse le cercle incomplet de la lune décroissante se lève dans une vapeur humide, » il me fallait observer la nature.

— Dans tout Faust, dis-je, il n’y a pas une seule ligne qui ne porte des traces évidentes d’une observation atten-