Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/299

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comme c’est beau ! » — Il lut le passage où le poète parle de la foudre remontant pour frapper le héros[1]. — « Voilà qui est beau ! car l’image est vraie, et on l’obsevera dans les montagnes ; quand on a un orage au-dessous de soi, on voit souvent l’éclair jaillir de bas en haut. Ce que je loue dans les Français, c’est que leur poésie ne quitte jamais le terrain solide de la réalité. On peut traduire leurs poésies en prose, l’essentiel restera. Cela vient de ce que les poètes français ont des connaissances ; mais nos fous allemands croient qu’ils perdront leur talent, s’ils se fatiguent pour acquérir du savoir ; tout talent pourtant doit se soutenir en s’instruisant toujours, et c’est seulement ainsi qu’il parviendra à l’usage complet de ses forces. Mais laissons-les ; ceux-là on ne les aidera pas ; quant au vrai talent, il sait trouver sa route. Les jeunes poëtes qui se montrent maintenant en foule ne sont pas de vrais talents ; ce ne sont que des impuissants à qui la perfection de la littérature allemande a donné l’envie de créer. — Que les Français quittent le pédantisme et s’élèvent dans la poésie à un art plus libre, il n’y a rien là d’étonnant. Diderot et des esprits analogues au sien ont déjà, avant la Révolution, cherché à ouvrir cette voie. Puis la Révolution elle-même, et l’époque de Napoléon, ont été favorables à cette cause. Si les années de guerre, en ne permettant pas à la poésie d’attirer sur elle un grand intérêt, ont été par là pour un instant défavorables aux muses, il s’est cependant, pendant cette épo-

  1. Il a bâti si haut son aire impériale
    Qu’il nous semble habiter cette sphère idéale
    Où jamais on n’entend un nuage éclater !
    Ce n’est plus qu’à ses pieds que gronde la tempête ;
    Il faudrait, pour frapper sa tête,
    Que la foudre pût remonter !
    La foudre remonta ! Renversé de son aire…