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LA NOUVELLE CARTHAGE

lèvres minces et décolorées, le nez camard et du poil sous la narine. Une voix gutturale et désagréable, rappelant le cri de la pintade. Cœur sec et rassis plutôt qu’absent ; des éclairs de bonté, mais jamais de délicatesse ; esprit terre à terre et borné.

Guillaume Dobouziez, brillant capitaine du génie, l’avait épousée pour son argent. La dot de cette fille de bonnetiers bruxellois retirés des affaires, lui servit, lorsqu’il donna sa démission, à édifier son usine et à poser le premier jalon d’une rapide fortune.

Le regard de Laurent s’arrêtait avec plus de complaisance, et même avec un certain plaisir sur Régina ou Gina, seule enfant des Dobouziez, d’une couple d’années l’aînée du petit Paridael, une brunette élancée et nerveuse, avec d’expressifs yeux noirs, d’abondants cheveux bouclés, le visage d’un irréprochable ovale, le nez aquilin aux ailes frétillantes, la bouche mutine et volontaire, le menton marqué d’une délicieuse fossette, le teint rosé et mat aux transparences de camée. Jamais Laurent n’avait vu aussi jolie petite fille.

Cependant il n’osait la regarder longtemps en face ou soutenir le feu de ses prunelles malicieuses, À ses turbulences d’enfant espiègle et gâtée se mêlait un peu de la solennité et de la superbe du cousin Dobouziez. Et déjà quelque chose de dédaigneux et d’indiciblement narquois plissait par moments ses lèvres innocentes et altérait le timbre de son rire ingénu.

Elle éblouissait Laurent, elle lui imposait comme un personnage. Il en avait vaguement peur. Surtout qu’à deux ou trois reprises elle le dévisagea avec persistance, en accompagnant cet examen d’un sourire plein de condescendance et de supériorité.

Consciente aussi de l’effet favorable qu’elle produisait sur le gamin, elle se montrait plus remuante et capricieuse que d’habitude ; elle se mêlait à la conversation, mangeait en pignochant, ne savait que faire pour accaparer l’attention. Sa mère ne parvenait pas à la calmer et, répugnant à des gronderies qui lui eussent attiré la rancune de ce petit démon, dirigeait des regards de détresse vers Dobouziez.

Celui-ci résistait le plus longtemps possible aux sommations désespérées de son épouse.

Enfin, il intervenait. Sourde aux remontrances de sa mère, Gina se rendait, momentanément, d’un petit air de martyre, des plus amusants, aux bénignes injonctions de son père. En faveur de Gina, le chef de la famille se départait de sa raideur. Il devait même se faire violence pour ne pas répondre aux agaceries de sa mignonne ; il ne la reprenait qu’à son corps défen-