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LA NOUVELLE CARTHAGE

compassés, s’émancipant comme des vauriens de leur âge et l’envie les démangeait de descendre dans la piste pour participer à ce sport de haut goût. Mais outre que les placides « garde-ville » ne leur auraient pas assuré les mêmes immunités qu’aux boursiers, à la longue un sentiment de terreur et de pitié entrait dans l’âme des gamins : ils regardaient encore, les yeux écarquillés, mais ils avaient cessé de rire.

Aucun des anciens amis du Sedanais, aucun des amphytrions qui le recevaient autrefois à leur table, n’accourait à sa rescousse. Les plus humains voyant la tournure critique que prenait l’altercation entre Dupoissy et ses créanciers, s’étaient prudemment esquivés, de peur d’être mêlés à l’esclandre ou pour s’épargner la vue de ces scènes pénibles.

Pendant la tempête, une barque de pêche essaie d’enfiler le goulet du port. L’esquif a beau calculer son élan, chaque fois la barre l’entraîne à la dérive ou menace de le briser contre les estacades. La tourmente humaine leurrait ainsi le pitoyable Sedanais et ne le rapprochait d’une des portes de salut que pour le rejeter à l’intérieur, et cela parfois en risquant de le fracasser contre les piliers.

Comme après bien des affres et bien des péripéties, une formidable impulsion le dirigeait pour la vingtième fois vers la sortie, un retardaire venant de la rue poussa la porte capitonnée.

— Tenez la porte ouverte, Béjard ! mugit en s’épongeant Saint-Fardier père, qui s’était passionné pour ce jeu comme un étudiant d’Oxford à un match de foot-ball.

Ganté de frais, la taille prise dans un pardessus de coupe irréprochable, la boutonnière fleurie, plus superbe, plus maître de lui, plus dominateur que jamais, Béjard devina la situation, et n’ayant plus rien de commun avec son ancien thuriféraire, tenant surtout à affirmer qu’il le répudiait sans merci, notre homme se prêta avec empressement à ce que la cohue attendait de lui.

S’effaçant contre la muraille, il tint la porte entrebâillée pour livrer passage à la victime. Son visage s’éclairait d’une joie satanique. Vrai, il était propre à présent, le patelin lâcheur !

De son côté, Dupoissy reconnut son ancien associé. Être ainsi pilorié devant lui ! C’était là le coup de grâce, le dernier opprobre ! Franchement il ne méritait pas ce surcroît d’humiliation ! Il concentra tout ce qui lui restait de ressort, de flamme, d’énergie vitale, pour lancer au triomphateur un regard d’atroce rancune, quelque chose comme une imprécation muette. Le crapaud doit avoir de ces regards sous le sabot d’un maroufle. Béjard ne broncha pas sous ce fluide vindicatif.