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II

Les Émigrants.


Béjard, Saint-Fardier et Vera-Pinto avaient bien choisi leur moment pour faire le trafic de la viande blanche, de l’ivoire comme disait De Zater. Il y avait gros à gagner par ce vilain commerce. C’était dans leurs étroits bureaux un défilé, une procession continuelle. Saint-Fardier trônait, et faisait marcher à la baguette ces hordes, ces tribus de pauvres diables. C’était lui qui envoyait les recruteurs battre et drainer le pays.

Originaire de l’Irlande, l’émigration gagna la Russie, l’Allemagne, puis le Nord de la France. Des milliers d’étrangers s’étaient déjà expatriés, avant que cette fièvre se fût inoculée aux Belges. D’abord la contagion se mit parmi les ouvriers du Borinage et du pays de Charleroi, houilleurs que leur dur et servile travail souterrain empêche à peine de mourir, cyclopes déchus, placés entre l’intolérance des meneurs et la dureté des capitalistes, énervés par le chômage et les grèves, et, lorsque le grisou les épargne, achevés par les balles des soldats.

Et, après avoir dépeuplé la Wallonie, la rage de l’expatriation ébranla les Flandres. Tisserands et filateurs gantois, les poumons obstrués par le ploc, plièrent bagage et passèrent en Amérique comme, il y a des siècles, leurs ancêtres s’étaient transportés en Angleterre.

Enfin, l’impulsion se communiqua au pays d’Anvers.

Longtemps les bouleux, peinant au rivage même, d’où s’éloignaient, parqués comme des ouailles, de pleines cargai-