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LA NOUVELLE CARTHAGE

sommaient à la faveur des ténèbres. Où commençait la réalité, où finissait le cauchemar ? Les noctambules se renversaient, battaient des bras et des jambes, se ramassaient dans des postures de jugement dernier ou de chute des anges, jusqu’à ce qu’au plus fort de la tourmente générale d’inoubliables giries, une clameur plus atroce, plus stridente que les autres arrachât, en sursaut, cette chambrée de complices à leur enfer anticipé[1].

La police patrouillait chaque nuit dans ces cloaques dont l’atmosphère eût jugulé un cureur d’égouts. De loin en loin elle opérait une coupe sombre, mais procédait chaque nuit à un émondage partiel.

Précédé du baes, le policier promenait le rayon de la lanterne sourde sous le nez des dormeurs. Son choix fait, il secouait le récidiviste, l’invitait presque cordialement à se lever, à se vêtir et ne sortait qu’après lui. L’homme obéissait morne, grognonnant avec des allures d’ours muselé. Cette formalité se renouvelait si souvent que les autres ouvraient à peine un œil ou, après avoir salué d’un « bon voyage » gouailleur, le camarade et son acolyte, se rendormaient sans accorder d’autre attention à cette cueillette. Demain arriverait leur tour ! Puis il y a des mortes-saisons pour leur métier comme pour les autres ! Et, en temps de chômage, autant couler ses jours au Dépôt ou rue des Béguines !…

À la pointe du jour, le logeur se présentait au seuil du dortoir et après s’être gargarisé d’une toux et d’un crachat, il clamait d’une voix professionnelle, un peu nasarde de commissaire-priseur procédant à une adjudication :

« Debout les garçons !… Un… Deux… Trois ! »

Puis, sans autre sommation, il détendait brusquement les sangles soutenant les paillasses, et, au risque de défoncer les planchers moisis, la masse des coucheurs s’abattait brutalement sur le parquet.

Habitué des audiences de la correctionnelle, s’éternisant des heures parmi les récidivistes et les apprentis larrons, qu’affriolaient des débats consacrés aux exploits de leurs copains, se complaisant dans le contact des guenilles imprégnées de senteurs aventurières, Paridael dut à des miracles de n’être pas impliqué lui-même dans l’une ou l’autre affaire de ces détrousseurs terrorisant la banlieue.

Il connaissait plus d’un affilié de ces bandes célèbres établies dans les hameaux borgnes aux confins des faubourgs populeux. Au Stuivenberg, au Doelhof, au Roggeveld, au Kerke-

  1. Voir dans le Cycle Patibulaire : « Le Quadrille du Lancier ».