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LA NOUVELLE CARTHAGE

la veille des vacances. Depuis les bouches de l’Escaut, dans le vent moins âpre qui souffle de la terre, ces internés hument le bouquet des libertés prochaines et reniflent bruyamment les effluves des haras hospitaliers.

Loin d’en vouloir à ces nautonniers cauteleux qui ne se jettent à leur cou que pour les écorcher de nouveau en exploitant leurs fringales et leurs pléthores, ces bonnes pâtes les accueillent comme les annonciateurs des prochaines bâfrées et des imminentes débondes.

Pas moins de trente canots, chacun monté par deux ou trois runners, adhèrent à la carcasse du Dolphin avec l’inéluctable opiniâtreté des pieuvres. Tandis que les matelots organisant un simulacre de résistance, refoulent mollement l’invasion à bâbord, on les déborde à tribord. Repoussés de la poupe, les pendards se jettent à la proue ou, se portant à la fois sur un seul point, ils se font la courte échelle.

L’un grimpe sur les épaules ou s’assied sur la tête d’un gaillard qui pèse de tout son poids sur les omoplates d’un troisième. Le dernier arrivé supporte à son tour la charge d’un autre compère sur lequel viendra s’en jucher un cinquième, et ainsi de suite. Les patients du dessous geignent, soufflent, renâclent, demandent qu’on se dépêche, n’en peuvent plus ; ceux du dessus s’esclaffent et batifolent ; les talons menacent de défoncer les mâchoires, les mains se cramponnent aux tignasses, les nippes se déchirent avec un craquement, les croupes offusquent et éborgnent les visages, et ainsi agglutinés, culbutés les uns sur les autres, ils rappellent ces francs lurons de kermesse, qui s’échafaudent et se superposent jusqu’à ce que le plus haut perché puisse décrocher, au profit de tous, les prix d’un inaccessible mât de cocagne. À chaque oscillation du navire qui continue de filer son nœud, cette pyramide humaine menace de s’écrouler dans le fleuve ; le frêle batelet sur lequel repose tout l’édifice, risque vingt fois de chavirer avec sa cargaison.

La témérité des runners confond le capitaine lui-même et son mépris pour cette racaille se transforme en l’admiration indicible que tout anglo-saxon éprouve pour les casse-cou.

Courage ! une poussée encore et les voilà maîtres de la place !

Après l’abordage, il s’agit de lotir le butin. Partage délicat, car pour vingt à trente chrétiens montant le navire, on compte près d’une centaine de rapaces. Harcelé, tiré à quatre, interpellé dans toutes les langues et de tous les côtés à la fois, le matelot ne sait auquel entendre. Le pont revêt l’aspect d’une Bourse de commerce. De groupe à groupe se débat la valeur représentée par chaque tête de l’équipage. Les vétérans inti-