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LA NOUVELLE CARTHAGE

Laurent ne distinguait plus les gréements et les cordages des vaisseaux lointains, de sorte que leurs voiles blanches, plus blanches que les draps de son lit numéroté à l’hôpital ou que la bâche des civières, semblaient flotter sans entraves dans l’espace et suggéraient les ailes envoyées à la rencontre des âmes attendues prochainement là-haut !

Parvenu sur la digue, au point même d’où il avait vu décroître le vaisseau emportant les Tilbak, amoureusement, jalousement, Paridael embrassa le panorama de sa ville natale. Ses regards parcoururent les contours et les arêtes des monuments, ils en firent une délinéation minutieuse et appuyée comme pour une épure, en même temps que son enthousiasme avivait les teintes, multipliait, chromatisait à l’infini les nuances de ces architectures familières. Il inhala avec une avidité d’asphyxié rappelé à la vie, l’air salin, les arômes du large, les émanations des épices odoriférantes et même les vireuses matières animales chargées sur les flottes marchandes. L’odeur obsédante de l’hôpital se dissipa dans ce bouquet majeur.

Laurent apercevait les équipes diligentes, surprenait les manœuvres d’ensemble sous les grands gestes des élévateurs et des grues, entendrait les fracas et les ahanements. Il confondait dans un immense transport d’affection l’horizon natal et tous ceux dont cet horizon bornait la vue. Une profonde et totale béatitude l’envahit, une sorte de nirvâna, de voluptueuse stupeur. Tout en savourant, en dégustant la réalité ambiante et tangible, il ne se sentait déjà plus faire partie de la Cité. Celle-ci prenait les proportions exacerbées et sublimisées d’une géniale œuvre d’art. Était-ce qu’il ne participait plus en rien à la création ou bien qu’il s’était fondu et dissous dans les essences et les principes mêmes qui la constituent ?

C’était le premier jour qu’il l’appréciait, qu’il se l’assimilait ainsi par tous les pores. De quelle vie étrange vivait-il donc ? Si telles délices constituaient le jour sans lendemain, il ne se fût jamais lassé de leur éternité !

Une saltarelle de carillon préluda au coup de trois heures.

Avant le premier tintement, Paridael éprouva cette sensation de froid d’un dormeur qui se réveille à la belle étoile ; en même temps, il lui sembla qu’on le tirait fortement par la manche et que les dernières voix humaines qu’il eût entendues, celles des jeunes ouvriers de Béjard, le hélaient de très loin. Il se retourna vers les bâtiments de la cartoucherie. Il n’y avait âme qui vive entre ces bâtiments et le fleuve, et, ennuyé par ce rappel, Laurent allait reporter ses regards du côté de la rade.

En même temps que sonnait le premier coup de l’heure, il