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LA NOUVELLE CARTHAGE

projet de loi et de dire le système auquel la section centrale s’est arrêtée, il y a lieu de faire connaître les questions posées et les réponses faites par le Gouvernement.

D. — Le Gouvernement pourrait-il dire en quoi consiste en réalité le trafic des « runners » dont parle l’Exposé des motifs ?

R. — Les « runners » représentent une catégorie de trafiquants et de fournisseurs qui vivent de la clientèle des équipages, tels que racoleurs et enrôleurs de matelots, logeurs, bouchers, tailleurs, cordonniers, victuailleurs, etc.

Ceux qui font les métiers de logeur, d’embaucheur et d’enrôleur de matelots sont d’ordinaire des étrangers, des gens sans aveu ou mal famés. Il est de notoriété qu’ils exploitent les passions des marins avec une habileté et une effronterie sans pareilles.

En Angleterre, on les désigne sous le nom significatif de « Land Sharks » (requins de terre).

Le marin, surtout celui qui revient d’un long voyage, est une proie facile pour ces individus. On lui distribue des liqueurs, on lui fait une avance sur ses gages, et une fois débarqué, il est entraîné, sous prétexte de logement, dans un bouge quelconque. Là on le pousse à dépenser sans compter.

Lorsqu’il est complètement dépouillé, le matelot s’en remet aux enrôleurs du soin de lui trouver un nouvel embarquement pour lequel ils perçoivent encore une commission onéreuse.

Il arrive parfois aussi que les logeurs font déserter les marins, les cachent chez eux en ville, ou même à la campagne et les conduisent clandestinement, la nuit, à bord des navires en rivière, s’ils ne les expédient pas sur un port voisin.

Les logeurs, racoleurs et enrôleurs sont la lèpre de la marine marchande.

D. — Les abus qu’on veut réformer existent-ils depuis longtemps ou se sont-ils produits récemment ?

R. — De tout temps, les capitaines des navires de commerce, spécialement ceux arrivant d’un voyage au long cours ont eu à souffrir des « runners », mais jadis ceux-ci n’accostaient les navires qu’en rade ou dans les bassins.

C’est depuis 1867 que des plaintes sont venues au jour ; à cette époque, les « runners » ont commencé à se rendre au-devant des navires dans l’Escaut. Actuellement leur audace ne connaît plus de bornes ; ils vont à la rencontre des bâtiments, jusqu’à Flessingue. Ils montent à bord malgré les capitaines, insultent et menacent les officiers, qui veulent leur défendre l’accès du navire ; ils enivrent les équipages dans le but d’obtenir la préférence pour le logement, la vente d’effets d’habillement, etc.

D. — Comment le Gouvernement a-t-il pu se convaincre de la réalité des faits qui ont donné lieu à des plaintes ?

R. — Comme il est dit dans la réponse à la question précédente, c’est en 1867 que l’attention du Gouvernement a été attirée, pour la première fois, sur le trafic des « runners », par une plainte émanant d’une cinquantaine de petits commerçants d’Anvers.