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LA NOUVELLE CARTHAGE

« Il arrive souvent qu’une catégorie de ces personnes, telles que les logeurs, se munissent de liqueurs alcooliques pour régaler l’équipage et débaucher les matelots et mettent ainsi le capitaine et le pilote dans l’impossibilité de faire exécuter les manœuvres nécessaires. Bien des fois mon concours a été réclamé par les capitaines à leur arrivée pour faire débarquer cette nuée d’oiseaux de proie, qui empêchent même la circulation sur le pont, tellement ils sont nombreux. Le fait s’est présenté ici en rade qu’un capitaine a dû faire feu pour éloigner de son bord ces importuns visiteurs. »

En 1886, l’inspecteur du pilotage formulait un rapport dans lequel on lit ce qui suit :

« L’acharnement que mettent les « runners » de toutes catégories à se faire la concurrence ne connaît plus de bornes et les pousse à commettre des abus, parmi lesquels celui qui consiste à enivrer les équipages est certes un des plus graves. En effet, il a pour conséquence d’amener les hommes du bord à l’inexécution des ordres donnés par les pilotes, ce qui peut être une première cause de collisions ou d’échouements. »

Enfin, dans une lettre récente, le commissaire maritime d’Anvers expose de nouveau les pratiques auxquelles ont recours les « runners ».

« Ils sont, dit-il, ordinairement pourvus de boissons fortes avec lesquelles ils enivrent les marins dans le but d’obtenir la préférence pour le logement, la vente, etc., etc. Le cas se présente souvent que tout l’équipage est ivre à bord dans le moment difficile où le capitaine a besoin de ses hommes pour manœuvrer, pour accoster le quai ou pour entrer au bassin, ou pour mouiller en rade. »

D. — Le capitaine n’est-il pas suffisamment maître à son bord pour empêcher les abus qui se produisent ?

R. — Quand un navire est assailli par les « runners », il est fort difficile, sinon impossible au capitaine de conserver assez d’autorité pour interdire l’accès du bord ; les « runners » sont toujours en nombre, ils s’accrochent avec leurs canots aux flancs du navire, et assurés qu’ils sont de l’impunité, ne reculent ni devant les injonctions, ni devant les menaces.

Il ne resterait au capitaine que d’avoir recours aux armes à feu pour faire respecter son autorité, moyen extrême — on le comprendra — qu’il hésite à employer. D’ailleurs les matelots, qui n’ignorent pas que ces gens viennent leur apporter des liqueurs fortes et leur offrir leurs services, n’exécutent que mollement les ordres, de sorte que le capitaine est impuissant.

Un fait survenu en 1868 montrera à quel point un capitaine est peu maître à bord de son navire, dès que celui-ci est envahi par les « runners ». À cette époque, le navire Arzilla fit son entrée dans l’un des bassins d’Anvers. À peine s’y trouvait-il, qu’il fut assailli, et cela en pleine ville, par quantité de « runners ». Le capitaine voulut les obliger à déguerpir, ils s’y refusèrent et l’un d’eux frappa même cet officier. Exaspéré, celui-ci prit son revolver et fit feu sur la foule ; un cordonnier fut blessé.