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LA NOUVELLE CARTHAGE

filles et les poches des sarreaux des garçons, le reste des pâtés de viande, des sandwichs, les os mal déchiquetés et les carcasses des volailles, et comme ils se retiraient, on les rappela pour leur loger sous les bras les flacons à peine entamés.

Cet intermède divertit les promeneurs jusqu’au moment de gagner la campagne des Dobouziez. Le cousin Guillaume, bon marcheur, aurait voulu revenir au point de départ par un chemin plus long. Ses hôtes désirèrent savoir d’abord s’il y avait plus d’ombre de ce côté et autre chose à voir que des champs et des arbres.

Mais comme, en cherchant bien, M. Dobouziez ne se rappelait point d’autre « curiosité », dans cette direction, qu’une brûlerie abandonnée et que le dépôt militaire de Saint-Bernard, la majorité préféra rebrousser par le chemin le plus court, au risque de se buter au baron sans le sou.

Rentrés, en attendant l’heure du dîner, les dames montèrent s’épousseter et se rafraîchir, et les hommes visitèrent « la propriété ».

Au dîner, servi de manière à satisfaire les gens réfractaires à la gastronomie pastorale, on fut unanime à célébrer le déjeuner sous bois, et les jeûneurs, lestés à présent, feignirent de s’étonner de leur appétit. Il est vrai que la promenade, l’air vif…

On prit le café sur le perron. Béjard conduisit Gina au piano et la pria de chanter. Laurent descendit au jardin, séduit par la soirée délicieuse, la brise de l’Escaut, les exhalaisons nocturnes des bosquets, le sensuel et capiteux silence que lutinait le cri-cri des grillons et que berçait le vol oblique et velouté des chauves-souris, effarouchées par la présence exceptionnelle des maîtres de cette campagne délaissée.

La voix de Gina lui arriva claire et perlée, au fond du parc anglais. Elle chanta la valse de Roméo et Juliette, de Gounod, divinement ; l’interprète fut supérieure au morceau. Elle lui donna la sincérité qui lui manquait, elle le virtuosa à plaisir. Elle parodia cette valse frelatée, en exagéra le rythme à tel point qu’on aurait pu la danser. Laurent trouvait que Gina se montrait trop la femme de cette valse : la femme du vide, du tourbillon, du vertige, de la curiosité, du changement de place. Sans avoir lu Shakespeare, Laurent détestait ce clinquant musical et trouvait ces roucoulades déplacées : ce chant trop gai, trop rieur, d’une vivacité et d’un éclat insolent, devenait, pis qu’un air de bravoure, un air de bravade.

Les auditeurs, Béjard, les Saint-Fardier en tête, applaudirent et bissèrent. Laurent, à son tour, tâcha d’arriver jusqu’à la