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LA NOUVELLE CARTHAGE

— Vous verrez qu’il n’en ratera pas une ! murmure Mme Vanderling à l’oreille de Gaston Saint-Fardier, c’est un véritable almanach des Muses que ce bonhomme-là !…

Il a fini. Quelques bravos discrets. Des « Pas mal ! pas mal ! » proférés à demi-voix ; des « ouf ! » de soulagement chez la plupart des auditeurs. Enfin se prépare la phase véritablement émouvante. La musique joue l’air de Grétry « Où peut-on être mieux », M. Fulton, le constructeur, court donner un ordre à ses ouvriers.

Sous la puissance des coups de bélier et du coinçonnage destiné à le soulever, l’immense bâtiment, immobile jusqu’à présent, commence à se mouvoir insensiblement. Tous les yeux suivent, non sans anxiété, les efforts de la robuste théorie d’ouvriers massés sous l’avant du navire, et l’étayant de ce côté, armés de barres d’anspect afin de le faire glisser plus rapidement sur la coulisse. Pieux, ventrières, étançons sont tombés, les dernières accores ont sauté.

Cependant Béjard a conduit Mlle Dobouziez près de l’amarre. Prenant une élégante hachette au manche garni de peluche, effilée comme un rasoir, il l’offre à la marraine et l’invite à rompre d’un coup sec le dernier câble de retenue. La belle Gina, si adroite, s’y prend mal, elle attaque le chanvre, mais l’épais tressis tient bon. Elle frappe une fois, deux fois, s’impatiente, ses lèvres profèrent un petit claquement irrité. Le silence de la foule est tel que les spectateurs haletants, retenant leur souffle, perçoivent ce mutin accès de mauvaise humeur de l’enfant gâtée. Les loustics rient.

— Mauvais présage pour le navire ! se disent les marins.

— Et pour la marraine ! ajoutent des regardants.

Comme Mlle Dobouziez n’en finit pas, Béjard s’impatiente à son tour, reprend l’outil récalcitrant, et cette fois, d’un coup ferme et nerveux, il tranche la corde.

La masse énorme crie sur ses ais, se met lentement en branle et dévale majestueusement vers son domaine définitif.

Moment pathétique. Qu’y a-t-il pourtant là pour faire battre tous ces cœurs, non seulement les simples mais encore les plus vains et les plus fermés, plus difficiles à émouvoir que l’énorme colosse même ?

En gagnant le fleuve, le navire auquel s’est communiqué une vie étrange, continue de crier et de rugir. Rien de majestueux comme cette rumeur prolongée dont retentissent les flancs de la « Gina ». Certains chevaux hennissent ainsi de plaisir et de fierté, au moment où l’homme met à l’épreuve leur vigueur et leur vitesse. Puis, brusquement, d’un trait, il franchit, comme un plongeur impatient, la distance qui le