Page:Eliot - Middlemarch, volume 1.djvu/32

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Il pense avec moi, se dit Dorothée, ou plutôt sa pensée représente tout un monde auprès duquel la mienne n’est qu’un misérable miroir de quatre sous. Et ses sentiments, et son expérience… Quel Océan, comparé à ma pauvre petite mare !

Son langage et sa manière d’être suffisaient à miss Brooke pour le juger de cette façon absolue dont sont coutumières les jeunes filles. Les signes extérieurs n’ont en eux-mêmes qu’une importance relative, mais les interprétations qu’on leur donne sont sans limites, et, chez les jeunes filles d’une nature à la fois douce et ardente, le moindre signe apparent a le pouvoir d’évoquer tout un monde de ravissements nouveaux, d’espoir, de foi où la réalité n’entre que pour une bien faible part. Ces sortes d’illusions ne sont pas toujours absolument déçues.

Si miss Brooke était prompte à mettre sa confiance en M. Casaubon, ce n’était pas une raison pour que M. Casaubon en fût indigne.

Il séjourna Tipton un peu plus longtemps qu’il n’en avait l’intention, sur une légère instance de M. Brooke, qui n’avait pourtant d’autres distractions à lui offrir que ses documents sur les accidents de machines et sur les incendies des meules de foin, le journal des voyages de sa jeunesse, la Grèce, Rhamnus, les ruines de Rhamnus, et l’Hélicon, et le Parnasse !

M. Casaubon représentait à lui seul un auditoire plein de dignité, mais d’assez triste figure ; il s’inclinait au bon endroit, évitant, autant que possible, d’examiner tout ce qui était document, sans toutefois manifester d’impatience ni de dédain. Il n’oubliait pas que ce décousu était intimement associé aux institutions de la province, et que celui qui faisait faire à son esprit cette course désordonnée n’était pas seulement un hôte aimable mais un propriétaire foncier, custos rotulorum. Sa patience tenait peut-être