Page:Emerson - Société et solitude, trad. Dugard.djvu/13

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doivent être conservés sous le naphte. Tels sont les talents orientés vers une spécialité, qu’une civilisation à son apogée nourrit au cœur des grandes villes et dans les chambres royales. La nature protège son œuvre. Un Archimède, un Newton, sont indispensables à la culture du monde ; aussi les préserve-t-elle par une certaine sécheresse. S’ils avaient été de bons vivants, aimant la danse, le porto et les clubs, nous n’aurions ni la « Théorie de la Sphère », ni les « Principes ». Ils avaient ce besoin d’isolement qu’éprouve le génie. Chacun doit se tenir sur son trépied de verre, s’il veut garder son électricité. Swendeborg lui-même, dont la théorie de l’univers est fondée sur le sentiment, et qui revient à satiété sur les dangers et l’erreur de l’intellectualisme pur, est contraint de faire une exception extraordinaire : « Il est des anges qui ne vivent pas associés, mais séparés, chacun dans sa maison ; ceux-là habitent au milieu du ciel, parce qu’ils sont les meilleurs. »

Nous avons connu maintes gens d’esprit distingué qui avaient cette imperfection de ne pouvoir rien faire d’utile, pas même écrire une phrase correcte. Que tout homme ayant des tendances délicates, soit disqualifié pour la société, c’est chose pire et tragique. À distance, on l’admire ; mais amenez-le face à face, c’est un infirme. Les uns se protègent par l’isolement, d’autres par la courtoisie, d’autres encore par des manières acidulées ou mondaines — chacun cachant comme il peut la sensibilité de son épiderme et son inaptitude à la stricte intimité. Mais, en dehors des habitudes de self-reliance qui doivent tendre en pratique à rendre l’individu indépendant de la race humaine, ou bien d’une religion d’amour, il