Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/268

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Il y a dix ans que nous parlons arts et littérature. Nous avons souvent habité ensemble, — te souviens-tu ? — et souvent le jour nous a surpris discutant encore, fouillant le passé, interrogeant le présent, tâchant de trouver la vérité et de nous créer une religion infaillible et complète. Nous avons remué des tas effroyables d’idées, nous avons examiné et rejeté tous les systèmes, et, après un si rude labeur, nous nous sommes dit qu’en dehors de la vie puissante et individuelle, il n’y avait que mensonge et sottise.

Heureux ceux qui ont des souvenirs ! Je te vois dans ma vie comme ce pâle jeune homme dont parle Musset. Tu es toute ma jeunesse ; je te retrouve mêlé à chacune de mes joies, à chacune de mes souffrances. Nos esprits, dans leur fraternité, se sont développés côte à côte. Aujourd’hui, au jour du début, nous avons foi en nous, parce que nous avons pénétré nos cœurs et nos chairs.

Nous vivions dans notre ombre, isolés, peu sociables, nous plaisant dans nos pensées. Nous nous sentions perdus au milieu de la foule complaisante et légère. Nous cherchions des hommes en toutes choses, nous voulions dans chaque œuvre, tableau ou poème, trouver un accent personnel. Nous affirmions que les maîtres, les génies, sont des créateurs qui, chacun, ont créé un monde de toutes pièces, et nous refusions les disciples, les impuissants, ceux dont le métier est de voler çà et là quelques bribes d’originalité.

Sais-tu que nous étions des révolutionnaires sans