Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/97

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qu’il effleure seulement le papier. L’œuvre n’est pas solide ; il n’y a point, sous elle, la forte charpente de la réalité pour la tenir ferme et debout. Je ne sais si je me trompe, Gustave Doré a dû abandonner de bonne heure l’étude du modèle vivant, du corps humain dans sa vérité puissante. Le succès est venu trop tôt ; le jeune artiste n’a pas eu à soutenir la grande lutte, pendant laquelle on fouille avec acharnement la nature humaine. Il n’a pas vécu ignoré, dans le coin d’un atelier, en face d’un modèle dont on analyse désespérément chaque muscle ; il ignore sans doute cette vie de souffrances, de doute, qui vous fait aimer d’un amour profond la réalité nue et vivante. Le triomphe l’a surpris en pleine étude, lorsque d’autres cherchent encore patiemment le juste et le vrai. Son imagination riche, sa nature pittoresque et ingénieuse lui ont semblé des trésors inépuisables dans lesquels il trouverait toujours des spectacles et des effets nouveaux, et il s’est lancé bravement dans le succès, n’ayant pour soutiens que ses rêves, tirant tout de lui, créant à nouveau, dans le cauchemar et la vision, le ciel et la terre de Dieu.

Le réel, il faut le dire, s’est vengé parfois. On ne se renferme pas impunément dans le songe ; un jour vient où la force manque pour jouer ainsi au créateur. Puis, lorsque les œuvres sont trop personnelles, elles se reproduisent fatalement ; l’œil du visionnaire s’emplit toujours de la même vision, et le dessinateur adopte certaines formes dont il ne peut plus se débarrasser. La réalité, au contraire, est une bonne mère qui