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LES ROUGON-MACQUART.

avait pris Pépé auprès d’elle, pour le faire manger proprement. Mais la salle obscure l’inquiétait ; elle la regardait, elle se sentait le cœur serré, elle qui était habituée aux larges pièces, nues et claires, de sa province. Une seule fenêtre ouvrait sur une petite cour intérieure, communiquant avec la rue par l’allée noire de la maison ; et cette cour, trempée, empestée, était comme un fond de puits, où tombait un rond de clarté louche. Les jours d’hiver, on devait allumer le gaz du matin au soir. Lorsque le temps permettait de ne pas allumer, c’était plus triste encore. Il fallut un instant à Denise, pour accoutumer ses yeux et distinguer suffisamment les morceaux sur son assiette.

— Voilà un gaillard qui a bon appétit, déclara Baudu en constatant que Jean avait achevé son veau. S’il travaille autant qu’il mange, ça fera un rude homme… Mais toi, ma fille, tu ne manges pas ?… Et dis-moi, maintenant qu’on peut causer, pourquoi ne t’es-tu pas mariée, à Valognes ?

Denise lâcha son verre qu’elle portait à sa bouche.

— Oh ! mon oncle, me marier ! vous n’y pensez pas !… Et les petits ?

Elle finit par rire, tant l’idée lui semblait baroque. D’ailleurs, est-ce qu’un homme aurait voulu d’elle, sans un sou, pas plus grosse qu’une mauviette, et pas belle encore ? Non, non, jamais elle ne se marierait, elle avait assez de deux enfants.

— Tu as tort, répétait l’oncle, une femme a toujours besoin d’un homme. Si tu avais trouvé un brave garçon, vous ne seriez pas tombés sur le pavé de Paris, toi et tes frères, comme des bohémiens.

Il s’interrompit, pour partager de nouveau, avec une parcimonie pleine de justice, un plat de pommes de terre au lard, que la bonne apportait. Puis, désignant de la cuiller Geneviève et Colomban :