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LES ROUGON-MACQUART.

le même hôtel, l’hôtel de Smyrne, rue Sainte-Anne, une maison noire entièrement occupée par des employés de commerce. Le matin, ils arrivaient ensemble ; puis, le soir, le premier libre, lorsque le déplié de son comptoir était fait, allait attendre l’autre au café Saint-Roch, rue Saint-Roch, un petit café où se réunissaient d’habitude les commis du Bonheur des Dames, braillant et buvant, jouant aux cartes dans la fumée des pipes. Souvent, ils restaient là, ne partaient que vers une heure, lorsque le maître de l’établissement, fatigué, les jetait dehors. D’ailleurs, depuis un mois, ils passaient la soirée trois fois par semaine au fond d’un « beuglant » de Montmartre ; et ils emmenaient des camarades, ils y faisaient un succès à mademoiselle Laure, forte chanteuse, la dernière conquête de Hutin, dont ils appuyaient le talent de si violents coups de canne et de telles clameurs, qu’à deux reprises déjà la police avait dû intervenir.

L’hiver passa de la sorte, Denise obtint enfin trois cents francs d’appointements fixes. Il était temps, ses gros souliers ne tenaient plus. Le dernier mois, elle évitait même de sortir, pour ne pas les crever d’un coup.

— Mon Dieu ! mademoiselle, vous faites un bruit avec vos chaussures ! répétait souvent madame Aurélie, d’un air agacé. C’est insupportable… Qu’avez-vous donc aux pieds ?

Le jour où Denise descendit, chaussée de bottines d’étoffe, qu’elle avait payées cinq francs, Marguerite et Clara s’étonnèrent à demi-voix, de façon à être entendues.

— Tiens ! la mal peignée qui a lâché ses galoches, dit l’une.

— Ah bien ! reprit l’autre, elle a dû en pleurer… C’étaient les galoches de sa mère.

D’ailleurs, un soulèvement général se produisit contre Denise. Le comptoir avait fini par découvrir son amitié avec Pauline, et il voyait une bravade dans cette affection