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LES ROUGON-MACQUART.

— Vous êtes triste, lui dit Pauline, qui la rencontra, dans la galerie de l’ameublement. Est-ce que vous avez besoin de quelque chose, dites ?

Mais Denise devait déjà douze francs à son amie. Elle répondit, en essayant de sourire :

— Non, merci… J’ai mal dormi, voilà tout.

C’était le vingt juillet, au plus fort de la panique des renvois. Sur les quatre cents employés, Bourdoncle en avait déjà balayé cinquante ; et le bruit courait d’exécutions nouvelles. Elle ne songeait guère pourtant aux menaces qui soufflaient, elle était tout entière à l’angoisse d’une aventure de Jean, plus terrifiante que les autres. Ce jour-là, il lui fallait quinze francs, dont l’envoi pouvait seul le sauver de la vengeance d’un mari trompé. La veille, elle avait reçu une première lettre, posant le drame ; puis, coup sur coup, il en était venu deux autres, la dernière surtout qu’elle achevait, quand Pauline l’avait rencontrée, et où Jean lui annonçait sa mort pour le soir, s’il n’avait pas les quinze francs. Elle se torturait l’esprit. Impossible de prendre sur la pension de Pépé, payée depuis deux jours. Toutes les malchances tombaient à la fois, car elle espérait rentrer dans ses dix-huit francs trente, en s’adressant à Robineau, qui retrouverait peut-être l’entrepreneuse des nœuds de cravate ; mais Robineau, ayant obtenu un congé de deux semaines, n’était pas revenu la veille, comme on l’attendait.

Cependant, Pauline la questionnait encore, amicalement. Lorsque toutes deux se rejoignaient ainsi, au fond d’un rayon écarté, elles causaient quelques minutes, l’œil aux aguets. Soudain, la lingère eut un geste de fuite : elle venait d’apercevoir la cravate blanche d’un inspecteur, qui sortait des châles.

— Ah ! non, c’est le père Jouve, murmura-t-elle d’un air rassuré. Je ne sais ce qu’il a, ce vieux, à rire, quand il nous voit ensemble… À votre place, j’aurais