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AU BONHEUR DES DAMES.

comptoir, que les vendeurs ne désignaient que par ces mots. Depuis des années, elle venait, et on ne savait toujours rien d’elle, ni sa vie, ni son adresse, ni même son nom. Aucun, du reste, ne tâchait de savoir, bien que tous, à chacune de ses apparitions, se permissent des hypothèses, simplement pour causer. Elle maigrissait, elle engraissait, elle avait bien dormi ou elle devait s’être couchée tard, la veille ; et chaque petit fait de sa vie inconnue, événements du dehors, drames de l’intérieur, avait de la sorte un contre-coup, longuement commenté. Ce jour-là, elle paraissait très gaie. Aussi, lorsque Favier revint de la caisse où il l’avait conduite, communiqua-t-il ses réflexions à Hutin.

— Peut-être bien qu’elle se remarie.

— Elle est donc veuve ? demanda l’autre.

— Je ne sais pas… Seulement, vous devez vous rappeler, la fois qu’elle était en deuil… À moins qu’elle n’ait gagné de l’argent à la Bourse.

Un silence régna. Ensuite, il conclut :

— Ça la regarde… Si l’on tutoyait toutes les femmes qui viennent ici !

Mais Hutin se montrait songeur. Il avait eu, l’avant-veille, une explication vive avec la direction, et il se sentait condamné. Après la grande mise en vente, son renvoi était certain. Depuis longtemps, sa situation craquait ; au dernier inventaire, on lui avait reproché d’être resté au-dessous du chiffre d’affaires fixé d’avance ; et c’était encore, c’était surtout la lente poussée des appétits qui le mangeait à son tour, toute la guerre sourde du rayon le jetant dehors, dans le branle même de la machine. On entendait le travail obscur de Favier, un gros bruit de mâchoires, étouffé sous terre. Celui-ci avait déjà la promesse d’être nommé premier. Hutin, qui savait ces choses, au lieu de gifler son ancien camarade, le regardait maintenant comme très fort. Un garçon si froid,