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LES ROUGON-MACQUART.

ne se couperait pas le poignet, plutôt que d’écrire le contraire de sa pensée ? Du reste, on n’écouta pas sa réponse, la fièvre montait toujours, c’était maintenant la belle folie des vingt ans, le dédain du monde entier, la seule passion de l’œuvre, dégagée des infirmités humaines, mise en l’air comme un soleil. Quel désir ! se perdre, se consumer dans ce brasier qu’ils allumaient !

Bongrand, jusque-là immobile, eut un geste vague de souffrance, devant cette confiance illimitée, cette joie bruyante de l’assaut. Il oubliait les cent toiles qui avaient fait sa gloire, il pensait à l’accouchement de l’œuvre dont il venait de laisser l’ébauche sur son chevalet. Et, retirant de la bouche sa petite pipe, il murmura, les yeux mouillés d’attendrissement :

— Oh ! jeunesse, jeunesse !  

Jusqu’à deux heures du matin, Sandoz, qui se multipliait, remit de l’eau chaude dans la théière. On n’entendait plus monter du quartier, anéanti de sommeil, que les jurements d’une chatte en folie. Tous divaguaient, grisés de paroles, la gorge arrachée, les yeux brûlés ; et lui, lorsqu’ils se décidèrent enfin à partir, prit la lampe, les éclaira par-dessus la rampe de l’escalier, en disant très bas :

— Ne faites pas de bruit, ma mère dort. 

La dégringolade assourdie des souliers le long des marches alla en s’affaiblissant, et la maison retomba dans un grand silence.

Quatre heures sonnaient. Claude, qui accompagnait Bongrand, causait toujours, à travers les rues désertes. Il ne voulait pas se coucher, il attendait le soleil, avec une rage d’impatience, pour se remettre à son tableau. Cette fois, il était certain de faire un chef-d’œuvre, exalté par cette bonne journée de ca-