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L’ŒUVRE.

jours monter les rires, une clameur grandissante, le roulement d’une marée qui allait battre son plein. Et, comme il pénétrait enfin dans la salle, il vit une masse énorme, grouillante, confuse, en tas, qui s’écrasait devant son tableau. Tous les rires s’enflaient, s’épanouissaient, aboutissaient là. C’était de son tableau qu’on riait.

— Hein ? répéta Jory, triomphant, en voilà un succès !

Gagnière, intimidé, honteux comme si on l’eût giflé lui-même, murmura :

— Trop de succès… J’aimerais mieux autre chose.

— Es-tu bête ! reprit Jory dans un élan de conviction exaltée. C’est le succès, ça… Qu’est-ce que ça fiche qu’ils rient ! Nous voilà lancés, demain tous les journaux parleront de nous.

— Crétins !  lâcha seulement Sandoz, la voix étranglée de douleur.

Fagerolles se taisait, avec la tenue désintéressée et digne d’un ami de la famille qui suit un convoi. Et, seule, Irma restait souriante, trouvant ça drôle ; puis, d’un geste caressant, elle s’appuya contre l’épaule du peintre hué, elle le tutoya et lui souffla doucement dans l’oreille :

— Faut pas te faire de la bile, mon petit. C’est des bêtises, on s’amuse tout de même. 

Mais Claude demeurait immobile. Un grand froid le glaçait. Son cœur s’était arrêté un moment, tant la déception venait d’être cruelle. Et, les yeux élargis, attirés et fixés par une force invincible, il regardait son tableau, il s’étonnait, le reconnaissait à peine, dans cette salle. Ce n’était certainement pas la même œuvre que dans son atelier. Elle avait jauni sous la lumière blafarde de l’écran de toile ;