Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/10

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autres, il risquerait le grand coup dont il ne parlait encore à personne, l’affaire énorme qu’il rêvait depuis des semaines et qui l’effrayait lui-même, tellement elle était vaste, faite, si elle réussissait ou si elle croulait, pour remuer le monde.

Pillerault élevait la voix.

— Mazaud, est-ce fini, l’exécution de Schlosser ?

— Oui, répondit l’agent de change, l’affiche sera mise aujourd’hui… Que voulez-vous ? c’est toujours ennuyeux, mais j’avais reçu les renseignements les plus inquiétants et je l’ai escompté le premier. Il faut bien, de temps à autre, donner un coup de balai.

— On m’a affirmé, dit Moser, que vos collègues, Jacoby et Delarocque, y étaient pour des sommes rondes.

L’agent eut un geste vague.

— Bah ! c’est la part du feu… Ce Schlosser devait être d’une bande, et il en sera quitte pour aller écumer la Bourse de Berlin ou de Vienne.

Les yeux de Saccard s’étaient portés sur Sabatani, dont un hasard lui avait révélé l’association secrète avec Schlosser : tous deux jouaient le jeu connu, l’un à la hausse, l’autre à la baisse sur une même valeur, celui qui perdait en étant quitte pour partager le bénéfice de l’autre, et disparaître. Mais le jeune homme payait tranquillement l’addition du déjeuner fin qu’il venait de faire. Puis, avec sa grâce caressante d’Oriental mâtiné d’Italien, il vint serrer la main de Mazaud, dont il était le client. Il se pencha, donna un ordre, que celui-ci écrivit sur une fiche.

— Il vend ses Suez, murmura Moser.

Et, tout haut, cédant à un besoin, malade de doute :

— Hein ? que pensez-vous du Suez ? 

Un silence se fit dans le brouhaha des voix, toutes les têtes des tables voisines se tournèrent. La question résumait l’anxiété croissante. Mais le dos d’Amadieu qui avait simplement invité Mazaud pour lui recommander un de ses neveux, restait impénétrable, n’ayant rien à dire ; tandis que l’agent, que les ordres de vente qu’il recevait