Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/126

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il achetait l’Espérance, en éteignait les polémiques acerbes, la mettait aux pieds de son frère qui était bien forcé de lui en avoir de la reconnaissance, mais lui conservait son odeur catholique, la gardait comme une menace, une machine toujours prête à reprendre sa terrible campagne, au nom des intérêts de la religion. Et, si l’on n’était pas aimable avec lui, il brandissait Rome, il risquait le grand coup de Jérusalem. Ce serait un joli tour, pour finir.

— Serions-nous libres ? demanda-t-il brusquement.

— Absolument libres. Ils en ont assez, le journal est tombé entre les mains d’un gaillard besogneux qui nous le livrera pour une dizaine de mille francs. Nous en ferons ce qu’il nous plaira.

Une minute encore, Saccard réfléchit.

— Eh bien, c’est fait. Prenez rendez-vous, amenez-moi votre homme ici… Vous serez directeur, et je verrai à centraliser entre vos mains toute notre publicité, que je veux exceptionnelle, énorme, oh ! plus tard, quand nous aurons de quoi chauffer sérieusement la machine. 

Il s’était levé. Jantrou se leva également, cachant sa joie de trouver du pain, sous son rire blagueur de déclassé, las de la boue parisienne.

— Enfin, je vais donc rentrer dans mon élément, mes chères belles-lettres !

— N’engagez personne encore, reprit Saccard en le reconduisant. Et, pendant que j’y songe, prenez donc note d’un protégé à moi, de Paul Jordan, un jeune homme à qui je trouve un talent remarquable, et dont vous ferez un excellent rédacteur littéraire. Je vais lui écrire d’aller vous voir. 

Jantrou sortait par la porte de dégagement, lorsque cette heureuse disposition des deux issues le frappa.

— Tiens ! c’est commode, dit-il avec sa familiarité. On escamote le monde… Quand il vient de belles dames, comme celle que j’ai saluée tout à l’heure dans l’antichambre, la baronne Sandorff…

Saccard ignorait qu’elle fût là ; et, d’un haussement