Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/13

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et le laissait aller, de peur d’un esclandre. Mais, à ce moment, dans la salle, il y eut une forte émotion.

Gundermann venait d’entrer, le banquier roi, le maître de la Bourse et du monde, un homme de soixante ans, dont l’énorme tête chauve, au nez épais, aux yeux ronds, à fleur de tête, exprimait un entêtement et une fatigue immenses. Jamais il n’allait à la Bourse, affectant même de n’y pas envoyer de représentant officiel ; jamais non plus il ne déjeunait dans un lieu public. Seulement, de loin en loin, il lui arrivait, comme ce jour-là, de se montrer au restaurant Champeaux, où il s’asseyait à une des tables pour se faire simplement servir un verre d’eau de Vichy, sur une assiette. Souffrant depuis vingt ans d’une maladie d’estomac, il ne se nourrissait absolument que de lait.

Tout de suite, le personnel fut en l’air pour apporter le verre d’eau, et tous les convives présents s’aplatirent. Moser, l’air anéanti, contemplait cet homme qui savait les secrets, qui faisait à son gré la hausse ou la baisse, comme Dieu fait le tonnerre. Pillerault lui-même le saluait, n’ayant foi qu’en la force irrésistible du milliard. Il était midi et demi, et Mazaud, qui lâchait vivement Amadieu, revint, se courba devant le banquier, dont il avait parfois l’honneur de recevoir un ordre. Beaucoup de boursiers étaient ainsi en train de partir, qui restèrent debout, entourant le dieu, lui faisant une cour d’échines respectueuses, au milieu de la débandade des nappes salies ; et ils le regardaient avec vénération prendre le verre d’eau, d’une main tremblante, et le porter à ses lèvres décolorées.

Autrefois, dans les spéculations sur les terrains de la plaine Monceau, Saccard avait eu des discussions, toute une brouille même avec Gundermann. Ils ne pouvaient s’entendre, l’un passionné et jouisseur, l’autre sobre et d’une froide logique. Aussi le premier, dans sa colère, exaspéré encore par cette entrée triomphale, s’en allait-il, lorsque l’autre l’appela.

— Dites donc, mon bon ami, est-ce vrai ? vous quittez