Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/18

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lente, le long des arbres, vers la rue Notre-Dame des Victoires. Ce côté de la place est un des plus fréquentés, occupé par des fonds de commerce, des industries en chambre, dont les enseignes d’or flambaient sous le soleil. Des stores battaient aux balcons, toute une famille de province restait béante, à la fenêtre d’un hôtel meublé. Machinalement, il avait levé la tête, regardé ces gens dont l’ahurissement le faisait sourire, en le réconfortant par cette pensée qu’il y aurait toujours, dans les départements, des actionnaires. Derrière son dos, la clameur de la Bourse, le bruit de la marée lointaine continuait, l’obsédait, ainsi qu’une menace d’engloutissement qui allait le rejoindre.

Mais une nouvelle rencontre l’arrêta.

— Comment, Jordan, vous à la Bourse ?  s’écria-t-il, en serrant la main d’un grand jeune homme brun, aux petites moustaches, à l’air décidé et volontaire.

Jordan, dont le père, un banquier de Marseille, s’était autrefois suicidé, à la suite de spéculations désastreuses, battait depuis dix ans le pavé de Paris, enragé de littérature, dans une lutte brave contre la misère noire. Un de ses cousins, installé à Plassans, où il connaissait la famille de Saccard, l’avait autrefois recommandé à ce dernier, lorsque celui-ci recevait tout Paris, dans son hôtel du parc Monceau.

— Oh ! à la Bourse, jamais ! répondit le jeune homme, avec un geste violent, comme s’il chassait le souvenir tragique de son père.

Puis, se remettant à sourire :

— Vous savez que je me suis marié… Oui, avec une petite amie d’enfance. On nous avait fiancés aux jours où j’étais riche, et elle s’est entêtée à vouloir quand même du pauvre diable que je suis devenu.

— Parfaitement, j’ai reçu la lettre de faire part, dit Saccard. Et imaginez-vous que j’ai été en rapport, autrefois, avec votre beau-père, M. Maugendre, lorsqu’il avait sa manufacture de bâches, à la Villette. Il a dû y gagner une jolie fortune.