Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/210

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aurons le temps d’agir… Oh ! je ne veux pas travailler que pour moi. Vous en êtes, nos collègues de l’Universelle en sont aussi. Seulement, un secret ne se garde point à plusieurs. Tout est perdu, si la moindre indiscrétion se commet demain, avant la Bourse. 

Huret, très ému, bouleversé de la grandeur du coup qu’ils allaient tenter, promit d’être absolument muet. Et ils se distribuèrent la besogne, ils décidèrent qu’il fallait tout de suite entrer en campagne. Saccard avait déjà son chapeau, quand une question lui vint aux lèvres.

— Alors, c’est Rougon qui vous a chargé de m’apporter cette nouvelle ?

— Sans doute. 

Il avait hésité, il mentait : la dépêche, simplement, traînait sur le bureau du ministre, où il avait eu l’indiscrétion de la lire, étant resté seul une minute. Mais, son intérêt se trouvant dans une entente cordiale des deux frères, ce mensonge lui parut ensuite très adroit, d’autant plus qu’il les savait peu désireux de se voir et de causer de ces choses.

— Allons, déclara Saccard, il n’y a pas à dire, il a été gentil, cette fois… En route ! 

Dans l’antichambre, il n’y avait toujours que Dejoie, qui s’était efforcé d’entendre, sans rien saisir de distinct. Ils le sentirent pourtant fiévreux, ayant flairé la proie énorme qui passait dans l’air, si agité de cette odeur d’argent, qu’il se mit à la fenêtre du palier, pour les voir traverser la cour.

La difficulté était d’agir vivement, avec la plus grande prudence. Aussi se quittèrent-ils dans la rue : Huret se chargeait de la petite Bourse du soir, tandis que Saccard, malgré l’heure tardive, se lançait à la recherche des remisiers, des coulissiers, des agents de change, pour donner des ordres d’achat. Seulement, ces ordres, il désirait les diviser, les éparpiller le plus possible, par crainte d’éveiller un soupçon ; et, surtout, il voulut avoir l’air de rencontrer les gens, au lieu d’aller les relancer chez eux, ce qui aurait paru singulier. Le hasard le servit