Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/219

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

souscrire elle-même à sa propre émission ; de sorte qu’elle détenait alors près de trente mille de ses actions, représentant une somme de dix-sept millions et demi. Outre qu’elle était illégale, la situation pouvait devenir dangereuse, car l’expérience a démontré que toute maison de crédit qui joue sur ses valeurs est perdue. Mais madame Caroline n’en répondit pas moins gaiement à son frère, le plaisantant de ce qu’il devenait trembleur aujourd’hui, au point que c’était elle, jadis soupçonneuse, qui devait le rassurer. Elle disait veiller toujours, ne rien voir de louche, être émerveillée, au contraire, des grandes choses, claires et logiques, auxquelles elle assistait. La vérité était qu’elle ne savait naturellement rien de ce qu’on lui cachait, et que, sur le reste, son admiration pour Saccard, l’émotion de sympathie où la jetaient l’activité et l’intelligence de ce petit homme, l’aveuglaient.

En décembre, le cours de mille francs fut dépassé. Et alors, en face de l’Universelle triomphante, la haute banque s’émut, on rencontra Gundermann, sur la place de la Bourse, l’air distrait, entrant acheter des bonbons chez le confiseur, de son pas automatique. Il avait payé ses huit millions de perte sans une plainte, sans qu’un seul de ses familiers eût surpris sur ses lèvres une parole de colère et de rancune. Quand il perdait ainsi, chose rare, il disait d’ordinaire que c’était bien fait, que cela lui apprendrait à être moins étourdi ; et l’on souriait, car l’étourderie de Gundermann ne s’imaginait guère. Mais, cette fois, la dure leçon devait lui rester en travers du cœur, l’idée d’avoir été battu par ce casse-cou de Saccard, ce fou passionné, lui si froid, si maître des faits et des hommes, lui était assurément insupportable. Aussi, dès cette époque, se mit-il à le guetter, certain de sa revanche. Tout de suite, devant l’engouement qui accueillait l’Universelle, il avait pris position, en observateur convaincu que les succès trop rapides, les prospérités mensongères menaient aux pires désastres. Cependant, le cours de mille francs était encore raisonnable, et il attendait pour se mettre à la baisse. Sa théorie était qu’on