Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/221

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dame Caroline, en course dans le quartier Montmartre, monta au journal. Elle y tombait parfois de la sorte, pour donner une réponse à Saccard, ou simplement pour prendre des nouvelles. D’ailleurs, elle connaissait Dejoie qu’elle y avait placé, elle s’arrêtait toujours à causer une minute, heureuse de la gratitude qu’il lui témoignait. Ce jour-là, ne l’ayant pas trouvé dans l’antichambre, elle enfila le couloir, se heurta contre lui, comme il revenait d’écouter à la porte. Maintenant, c’était une maladie, il tremblait de fièvre, il collait son oreille à toutes les serrures, pour surprendre les secrets de Bourse. Seulement, ce qu’il avait entendu et compris, cette fois, l’avait un peu gêné ; et il souriait d’un air vague.

— Il est là, n’est-ce pas ?  dit madame Caroline, en voulant passer outre.

Il l’avait arrêtée, balbutiant, n’ayant pas le temps de mentir.

— Oui, il est là, mais vous ne pouvez pas entrer.

— Comment, je ne peux pas entrer ?

— Non, il est avec une dame. 

Elle devint toute blanche, et lui, qui ne savait rien de la situation, clignait les yeux, allongeait le cou, indiquait, par une mimique expressive, l’aventure.

— Quelle est cette dame ?  demanda-t-elle d’une voix brève.

Il n’avait aucune raison de lui cacher le nom, à elle, sa bienfaitrice. Il se pencha à son oreille.

— La baronne Sandorff… Oh ! il y a longtemps qu’elle tourne autour !

Madame Caroline resta immobile un instant. Dans l’ombre du couloir, on ne pouvait distinguer la pâleur livide de son visage. Elle venait d’éprouver, en plein cœur, une douleur si aiguë, si atroce, qu’elle ne se souvenait pas d’avoir jamais tant souffert ; et c’était la stupeur de cette affreuse blessure qui la clouait là. Qu’allait-elle faire à présent, enfoncer cette porte, se ruer sur cette femme, les souffleter tous les deux d’un scandale ?

Et, comme elle demeurait sans volonté encore, étourdie,