Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/271

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chiffres, à l’infini. Puis, il biffa tout d’un trait fulgurant, froissa le papier. Ça et les deux millions ramassés dans la boue et le sang de Sadowa, c’était sa part.

— J’ai un rendez-vous, je vous laisse, dit-il en reprenant son chapeau. Mais tout est bien convenu, n’est-ce pas ? Dans huit jours, le conseil d’administration, et, immédiatement après, l’assemblée générale extraordinaire, pour voter. 

Lorsque madame Caroline et Hamelin se retrouvèrent seuls, effarés et las, ils demeurèrent un moment muets, en face l’un de l’autre.

— Que veux-tu ? déclara-t-il enfin, répondant aux secrètes réflexions de sa sœur, nous y sommes, il faut bien y rester. Il a raison de dire que ce serait niais à nous de refuser cette fortune… Moi, je ne me suis jamais considéré que comme un homme de science qui amène de l’eau au moulin ; et je l’y ai amenée, je crois, claire, abondante, des affaires excellentes, auxquelles la maison doit sa prospérité si rapide. Alors, puisque aucun reproche ne peut m’atteindre, ne nous décourageons pas, travaillons ! 

Elle avait quitté sa chaise, chancelante, balbutiante.

— Oh ! tout cet argent… tout cet argent…

Et, étranglée d’une émotion invincible, à l’idée de ces millions qui allaient tomber sur eux, elle se pendit à son cou, elle pleura. C’était de la joie sans doute, le bonheur de le voir enfin dignement récompensé de son intelligence et de ses travaux ; mais c’était de la peine aussi, une peine dont elle n’aurait pu dire au juste la cause, où il y avait comme de la honte et de la peur. Il la plaisanta, ils affectèrent de s’égayer encore, et pourtant un malaise leur restait, un sourd mécontentement d’eux-mêmes, le remords inavoué d’une complicité salissante.

— Oui, il a raison, répéta madame Caroline, tout le monde en est là. C’est la vie. 

Le conseil d’administration eut lieu dans la nouvelle salle du somptueux hôtel de la rue de Londres. Ce n’était plus le salon humide que verdissait le pâle reflet d’un