Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/306

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souci de remplir la mission dont Rougon l’avait chargé, le plus proprement possible, sans avoir trop à en souffrir lui-même.

— Je vous disais donc, mon cher, que j’étais venu pour vous donner un avis désintéressé… Le voici. Soyez sage, votre frère est furieux, il vous abandonnera carrément, si vous vous laissez vaincre. 

Saccard, refrénant sa colère, ne broncha pas.

— C’est lui qui vous envoie me dire ça ? 

Après une hésitation, le député jugea préférable d’avouer.

— Eh bien, oui, c’est lui… Oh ! vous ne supposez pas que les attaques de l’Espérance soient pour quelque chose dans son irritation. Il est au-dessus de ces blessures d’amour-propre… Non ! mais en vérité, songez combien la campagne catholique de votre journal doit gêner sa politique actuelle. Depuis ces malheureuses complications de Rome, il a tout le clergé à dos, il vient encore d’être forcé de faire condamner un évêque comme d’abus… Et, pour l’attaquer, vous allez justement choisir le moment où il a grand-peine à ne pas se laisser déborder par l’évolution libérale, née des réformes du 9 janvier, qu’il a consenti à appliquer, comme on dit, dans l’unique désir de les endiguer sagement… Voyons, vous êtes son frère, croyez-vous qu’il soit content ?

— En effet, répondit Saccard railleur, c’est bien vilain de ma part… Voilà ce pauvre frère, qui, dans sa rage de rester ministre, gouverne au nom des principes qu’il combattait hier, et qui s’en prend à moi, parce qu’il ne sait plus comment se tenir en équilibre, entre la droite, fâchée d’avoir été trahie, et le tiers état, affamé du pouvoir. Hier encore, pour calmer les catholiques, il lançait son fameux : Jamais ! il jurait que jamais la France ne laisserait l’Italie prendre Rome au pape. Aujourd’hui, dans sa terreur des libéraux, il voudrait bien leur donner aussi un gage, il daigne songer à m’égorger pour leur plaire… L’autre semaine, Émile Ollivier l’a secoué vertement à la Chambre…