Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/352

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qui le jetaient et le reprenaient à l’abîme, Saccard avait, chaque soir, un besoin effréné d’étourdissement. Il ne pouvait rester seul, dînait en ville, achevait ses nuits au cou d’une femme. Jamais il n’avait ainsi brûlé sa vie, se montrant partout, courant les théâtres et les cabarets où l’on soupe, affectant une dépense exagérée d’homme trop riche. Il évitait madame Caroline, dont les remontrances le gênaient, toujours à lui parler des lettres inquiètes qu’elle recevait de son frère, désespérée elle-même de sa campagne à la hausse, d’un effrayant danger. Et il revoyait davantage la baronne Sandorff, comme si cette froide perversion, dans le petit rez-de-chaussée inconnu de la rue Caumartin, l’eût dépaysé, en lui donnant l’heure d’oubli, nécessaire à la détente de son cerveau surmené de fatigue. Parfois, il s’y réfugiait pour examiner certains dossiers, réfléchir à certaines affaires, heureux de se dire que personne au monde ne l’y dérangerait. Le sommeil l’y terrassait, il y dormait une heure ou deux, les seules heures délicieuses d’anéantissement ; et la baronne, alors, ne se faisait aucun scrupule de fouiller ses poches, de lire les lettres de son portefeuille ; car il était devenu complètement muet, elle n’en tirait plus un seul renseignement utile, convaincue même qu’il mentait, quand elle lui arrachait un mot, au point qu’elle n’osait plus jouer sur ses indications. C’était en lui volant ainsi ses secrets, qu’elle avait acquis la certitude des embarras d’argent où commençait à se débattre l’Universelle, tout un vaste système de papier de circulation, des billets de complaisance que la maison escomptait à l’étranger, prudemment. Saccard, un soir, s’étant réveillé trop tôt et l’ayant trouvée en train de visiter son portefeuille, l’avait giflée comme une fille qui pêche des sous dans le gilet des messieurs ; et, depuis lors, il la battait, ce qui les enrageait, puis les brisait et les calmait tous les deux.

Cependant, après la liquidation du 5, qui lui avait emporté une dizaine de mille francs, la baronne se mit à nourrir un projet. Elle en était obsédée, elle finit par consulter Jantrou.