Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/394

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était tombée en poudre ! Quels regrets amers des jours laborieux d’autrefois, lorsqu’il croyait encore à la fortune gagnée d’un lent effort, avant qu’un premier gain de hasard la lui eût fait prendre en mépris, dévoré par le rêve de conquérir à la Bourse, en une heure, le million qui demande toute la vie d’un commerçant honnête ! Et la Bourse avait tout emporté, le malheureux restait foudroyé, déchu, incapable et indigne de reprendre les affaires, avec un fils dont la misère allait peut-être faire un escroc, ce Gustave, cette âme de joie et de fête, vivant sur un pied de quarante à cinquante mille francs de dette, déjà compromis dans une vilaine histoire de billets signés à Germaine Cœur. Puis, c’était encore un autre pauvre diable qui navrait madame Caroline, le remisier Massias, et Dieu savait si elle se montrait tendre d’ordinaire à l’égard de ces entremetteurs du mensonge et du vol ! Seulement, elle l’avait connu aussi, celui-là, avec ses gros yeux rieurs, son air de bon chien battu, quand il courait Paris, pour arracher quelques maigres ordres. Si, un instant, il s’était cru, à son tour enfin, un des maîtres du marché, ayant violé la chance, sur les talons de Saccard, quelle chute affreuse l’avait éveillé de son rêve, par terre, les reins cassés ! il devait soixante-dix mille francs, et il avait payé, lorsqu’il pouvait alléguer l’exception de jeu, comme tant d’autres ; il avait fait, en empruntant à des amis, en engageant sa vie entière, cette bêtise sublime et inutile de payer, car personne ne lui en savait gré, on haussait même un peu les épaules derrière lui. Sa rancune ne s’exhalait que contre la Bourse, retombé dans son dégoût du sale métier qu’il y faisait, criant qu’il fallait être juif pour y réussir, se résignant pourtant à y rester, puisqu’il y était, avec l’espoir entêté d’y gagner le gros lot quand même, tant qu’il aurait l’œil vif et de bonnes jambes. Mais les morts inconnus, les victimes sans nom, sans histoire, emplissaient surtout d’une pitié infinie le cœur de madame Caroline. Ceux-là étaient légion, jonchaient les buissons écartés, les fossés pleins d’herbe, et il y avait ainsi des cadavres perdus, des blessés râlant