Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/397

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mari d’une femme charmante qui l’adorait, qui lui avait donné deux beaux enfants, il était en outre joli homme, il prenait chaque jour à la corbeille une place plus considérable, par ses relations, son activité, son flair vraiment surprenant, sa voix aiguë même, cette voix de fifre qui devenait aussi célèbre que le tonnerre de Jacoby. Et, soudainement, voilà que la situation craquait, il se trouvait au bord de l’abîme, où il suffisait d’un souffle maintenant pour le jeter. Lui, n’avait pas joué, pourtant, protégé encore par sa flamme au travail, sa jeunesse inquiète. Il était frappé en pleine lutte loyale, par inexpérience et passion, pour avoir trop cru aux autres. D’ailleurs, les sympathies restaient vives, on prétendait qu’il pourrait s’en tirer, avec beaucoup d’aplomb.

Lorsque madame Caroline fut montée à la charge, elle sentit bien l’odeur de ruine, le frisson d’angoisse secrète, dans les bureaux devenus mornes. En traversant la caisse, elle aperçut une vingtaine de personnes, toute une foule qui attendait, pendant que le caissier d’argent et le caissier des titres faisaient encore honneur aux engagements de la maison, mais d’une main ralentie, en hommes qui vident les derniers tiroirs. Par une porte entrouverte, le bureau de la liquidation lui apparut endormi, avec ses sept employés lisant leur journal, n’ayant plus à appliquer que de rares affaires, depuis que la Bourse chômait. Seul, le bureau du comptant gardait quelque vie. Et ce fut Berthier, le fondé de pouvoir, qui la reçut, très agité lui-même, le visage pâle, dans le malheur de la maison.

— Je ne sais pas, madame, si monsieur Mazaud pourra vous recevoir… Il est un peu souffrant, il a eu froid en s’obstinant à travailler sans feu toute la nuit dernière, et il vient de descendre chez lui, au premier étage, pour prendre quelque repos.

Alors, madame Caroline insista.

— Je vous en prie, monsieur, faites que je lui dise quelques mots… Il y va peut-être du salut de mon frère. Monsieur Mazaud sait bien que jamais mon frère ne s’est