Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/427

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

les actionnaires ? Dans ce cas, on avait réussi, le désastre s’aggravait, s’élargissait sans limite. Et ce n’était pas lui qu’il en accusait, c’était la magistrature, le gouvernement, tous ceux qui avaient comploté de le supprimer, pour tuer l’Universelle.

— Ah ! les gredins, s’ils m’avaient laissé libre, vous auriez vu, vous auriez vu ! 

Madame Caroline le regardait, saisie de son inconscience, qui en arrivait à une véritable grandeur. Elle se rappelait ses théories d’autrefois, la nécessité du jeu dans les grandes entreprises, où toute rémunération juste est impossible, la spéculation regardée comme l’excès humain, l’engrais nécessaire, le fumier sur lequel pousse le progrès. N’était-ce donc pas lui qui, de ses mains sans scrupules, avait chauffé l’énorme machine follement, jusqu’à la faire sauter en morceaux et à blesser tous ceux qu’elle emportait avec elle ? Ce cours de trois mille francs, d’une exagération insensée, imbécile, n’était-ce pas lui qui l’avait voulu ? Une société au capital de cent cinquante millions, et dont les trois cent mille titres, cotés trois mille francs, représentent neuf cents millions : cela pouvait-il se justifier, n’y avait-il pas un danger effroyable dans la distribution du colossal dividende qu’une pareille somme engagée exigeait, au simple taux de cinq pour cent ?

Mais il s’était levé, il allait et venait, dans l’étroite pièce, d’un pas saccadé de grand conquérant mis en cage.

— Ah ! les gredins, ils ont bien su ce qu’ils faisaient en m’enchaînant ici… J’allais triompher, les écraser tous.

Elle eut un sursaut de surprise et de protestation.

— Comment, triompher ? mais vous n’aviez plus un sou, vous étiez vaincu !

— Évidemment, reprit-il avec amertume, j’étais vaincu, je suis une canaille… L’honnêteté, la gloire, ce n’est que le succès. Il ne faut pas se laisser battre, autrement l’on n’est plus le lendemain qu’un imbécile et un filou… Oh ! je devine bien ce qu’on peut dire, vous n’avez pas besoin de me le répéter. N’est-ce pas ? on me traite couramment