Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/49

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trois cents millions, en exigeant peut-être d’elle le serment de réparer tant d’iniquités, si elle voulait éviter d’affreuses catastrophes. Ensuite, l’homme avait disparu. Depuis cinq ans qu’elle se trouvait veuve, était-ce en effet pour obéir à un ordre venu de l’au-delà, était-ce plutôt dans une simple révolte d’honnêteté, lorsqu’elle avait eu en main le dossier de sa fortune ? la vérité était qu’elle ne vivait plus que dans une ardente fièvre de renoncement et de réparation. Chez cette femme qui n’avait pas été amante et qui n’avait pu être mère, toutes les tendresses refoulées, surtout l’amour avorté de l’enfant, s’épanouissaient en une véritable passion pour les pauvres, pour les faibles, les déshérités, les souffrants, ceux dont elle croyait détenir les millions volés, ceux à qui elle jurait de les restituer royalement, en pluie d’aumônes.

Dès lors, l’idée fixe s’empara d’elle, le clou de l’obsession entra dans son crâne : elle ne se considéra plus que comme un banquier, chez qui les pauvres avaient déposé trois cents millions, pour qu’ils fussent employés au mieux de leur usage ; elle ne fut plus qu’un comptable, un homme d’affaires, vivant dans les chiffres, au milieu d’un peuple de notaires, d’ouvriers et d’architectes. Au-dehors, elle avait installé tout un vaste bureau avec une vingtaine d’employés. Chez elle, dans ses trois pièces étroites, elle ne recevait que quatre ou cinq intermédiaires, ses lieutenants ; et elle passait là ses journées, à un bureau, comme un directeur de grandes entreprises, cloîtrée loin des importuns, parmi un amoncellement paperasses qui la débordait. Son rêve était de soulager toutes les misères, depuis l’enfant qui souffre d’être né jusqu’au vieillard qui ne peut mourir sans souffrance. Pendant ces cinq années, jetant l’or à pleines mains, elle avait fondé, à la Villette, la Crèche Sainte-Marie, avec des berceaux blancs pour les tout-petits, des lits bleus pour les plus grands, une vaste et claire installation que fréquentaient déjà trois cents enfants ; un orphelinat à Saint-Mandé, l’Orphelinat Saint-Joseph, où cent garçons et cent filles recevaient une éducation et une instruction, telles qu’on