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LA FORTUNE DES ROUGON.

— Allons, petite, le fruit est mûr… Mais il faut vous rendre utile.

Souvent Félicité, qui continuait à lire les lettres d’Eugène, et qui savait que, d’un jour à l’autre, une crise décisive pouvait avoir lieu, avait compris cette nécessité : se rendre utile, et s’était demandé de quelle façon les Rougon s’emploieraient. Elle finit par consulter le marquis.

— Tout dépend des événements, répondit le petit vieillard. Si le département reste calme, si quelque insurrection ne vient pas effrayer Plassans, il vous sera difficile de vous mettre en vue et de rendre des services au gouvernement nouveau. Je vous conseille alors de rester chez vous et d’attendre en paix les bienfaits de votre fils Eugène. Mais si le peuple se lève et que nos braves bourgeois se croient menacés, il y aura un bien joli rôle à jouer… Ton mari est un peu épais…

— Oh ! dit Félicité, je me charge de l’assouplir… Pensez-vous que le département se révolte ?

— C’est chose certaine, selon moi. Plassans ne bougera peut-être pas ; la réaction y a triomphé trop largement. Mais les villes voisines, les bourgades et les campagnes surtout, sont travaillées depuis longtemps par des sociétés secrètes et appartiennent au parti républicain avancé. Qu’un coup d’État éclate, et l’on entendra le tocsin dans toute la contrée, des forêts de la Seille au plateau de Sainte-Roure.

Félicité se recueillit.

— Ainsi, reprit-elle, vous pensez qu’une insurrection est nécessaire pour assurer notre fortune ?

— C’est mon avis, répondit M. de Carnavant.

Et il ajouta avec un sourire légèrement ironique :

— On ne fonde une nouvelle dynastie que dans une bagarre. Le sang est un bon engrais. Il sera beau que les Rougon, comme certaines illustres familles, datent d’un massacre.