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LA FORTUNE DES ROUGON.

sou, que Pierre avait tout pris. Antoine finit presque par la croire.

— Ah ! quel gueux ! murmura-t-il ; c’est pour cela qu’il ne me rachetait pas.

Il dut coucher chez sa mère, sur une paillasse jetée dans un coin. Il était revenu les poches absolument vides, et ce qui l’exaspérait, c’était surtout de se sentir sans aucune ressource, sans feu ni lieu, abandonné comme un chien sur le pavé, tandis que son frère, selon lui, faisait de belles affaires, mangeait et dormait grassement. N’ayant pas de quoi acheter des vêtements, il sortit le lendemain avec son pantalon et son képi d’ordonnance. Il eut la chance de trouver, au fond d’une armoire, une vieille veste de velours jaunâtre, usée et rapiécée, qui avait appartenu à Macquart. Ce fut dans ce singulier accoutrement qu’il courut la ville, contant son histoire et demandant justice.

Les gens qu’il alla consulter le reçurent avec un mépris qui lui fit verser des larmes de rage. En province, on est implacable pour les familles déchues. Selon l’opinion commune, les Rougon-Macquart chassaient de race en se dévorant entre eux ; la galerie, au lieu de les séparer, les aurait plutôt excités à se mordre. Pierre, d’ailleurs, commençait à se laver de sa tache originelle. On rit de sa friponnerie ; des personnes allèrent jusqu’à dire qu’il avait bien fait, s’il s’était réellement emparé de l’argent, et que cela serait une bonne leçon pour les personnes débauchées de la ville.

Antoine rentra découragé. Un avoué lui avait conseillé, avec des mines dégoûtées, de laver son linge sale en famille, après s’être habilement informé s’il possédait la somme nécessaire pour soutenir un procès. Selon cet homme, l’affaire paraissait bien embrouillée, les débats seraient très-longs et le succès était douteux. D’ailleurs, il fallait de l’argent, beaucoup d’argent.

Ce soir-là, Antoine fut encore plus dur pour sa mère ; ne