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LA FORTUNE DES ROUGON.

pauvre fille étaient peut-être encore là. Elle eut un soir l’étrange fantaisie de vouloir que Silvère retournât la pierre pour voir ce qu’il y avait dessous. Il s’y refusa comme à un sacrilége, et ce refus entretint les rêveries de Miette sur le cher fantôme qui portait son nom. Elle voulait absolument qu’elle fût morte à son âge, à treize ans, en pleine tendresse. Elle s’apitoyait jusque sur la pierre, cette pierre qu’elle enjambait si lestement, où ils s’étaient tant de fois assis, pierre glacée par la mort et qu’ils avaient réchauffée de leur amour. Elle ajoutait :

— Tu verras, ça nous portera malheur… Moi, si tu mourais, je viendrais mourir ici, et je voudrais qu’on roulât ce bloc sur mon corps.

Silvère, la gorge serrée, la grondait de songer à des choses tristes.

Et ce fut ainsi que, pendant près de deux années, ils s’aimèrent dans l’allée étroite, dans la campagne large. Leur idylle traversa les pluies glacées de décembre et les brûlantes sollicitations de juillet, sans glisser à la honte des amours communes ; elle garda son charme exquis de conte grec, son ardente pureté, tous ses balbutiements naïfs de la chair qui désire et qui ignore. Les morts, les vieux morts eux-mêmes, chuchotèrent vainement à leurs oreilles. Et ils n’emportèrent de l’ancien cimetière qu’une mélancolie attendrie, que le pressentiment vague d’une vie courte ; une voix leur disait qu’ils s’en iraient, avec leurs tendresses vierges, avant les noces, le jour où ils voudraient se donner l’un à l’autre. Sans doute ce fut là, sur la pierre tombale, au milieu des ossements cachés sous les herbes grasses, qu’ils respirèrent leur amour de la mort, cet âpre désir de se coucher ensemble dans la terre, qui les faisait balbutier au bord de la route d’Orchères, par cette nuit de décembre, tandis que les deux cloches se renvoyaient leurs appels lamentables.

Miette dormait paisible, la tête sur la poitrine de Silvère,