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LES ROUGON-MACQUART.

bitions de femme et dans ses vanités de mère. Rougon lui répéta du matin au soir : « Je te l’avais bien dit ! » ce qui l’exaspéra encore davantage.

Un jour, comme elle reprochait amèrement à son aîné les sommes d’argent que lui avait coûtées son instruction, il lui dit avec non moins d’amertume :

— Je vous rembourserai plus tard, si je puis. Mais, puisque vous n’aviez pas de fortune, il fallait faire de nous des travailleurs. Nous sommes des déclassés, nous souffrons plus que vous.

Félicité comprit la profondeur de ces paroles. Dès lors, elle cessa d’accuser ses enfants, elle tourna sa colère contre le sort, qui ne se lassait pas de la frapper. Elle recommença ses doléances, elle se mit à geindre de plus belle sur le manque de fortune qui la faisait échouer au port. Quand Rougon lui disait : « Tes fils sont des fainéants, ils nous grugeront jusqu’à la fin, » elle répondait aigrement : « Plût à Dieu que j’eusse encore de l’argent à leur donner. S’ils végètent, les pauvres garçons, c’est qu’ils n’ont pas le sou. »

Au commencement de l’année 1848, à la veille de la révolution de février, les trois fils Rougon avaient à Plassans des positions fort précaires. Ils offraient alors des types curieux, profondément dissemblables, bien que parallèlement issus de la même souche. Ils valaient mieux en somme que leurs parents. La race des Rougon devait s’épurer par les femmes. Adélaïde avait fait de Pierre un esprit moyen, apte aux ambitions basses ; Félicité venait de donner à ses fils des intelligences plus hautes, capables de grands vices et de grandes vertus.

À cette époque, l’aîné, Eugène, avait près de quarante ans. C’était un garçon de taille moyenne, légèrement chauve, tournant déjà à l’obésité. Il avait le visage de son père, un visage long, aux traits larges ; sous la peau, on devinait la