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LES ROUGON-MACQUART.

leuse. Ils vivaient dans une pensée unique : faire fortune, tout de suite, en quelques heures ; être riches, jouir, ne fût-ce que pendant une année. Tout leur être tendait à cela, brutalement, sans relâche. Et ils comptaient encore vaguement sur leurs fils, avec cet égoïsme particulier des parents qui ne peuvent s’habituer à la pensée d’avoir envoyé leurs enfants au collége sans aucun bénéfice personnel.

Félicité semblait ne pas avoir vieilli ; c’était toujours la même petite femme noire, ne pouvant rester en place, bourdonnante comme une cigale. Un passant qui l’eût vue de dos, sur un trottoir, l’eût prise pour une fillette de quinze ans, à sa marche leste, aux sécheresses de ses épaules et de sa taille. Son visage lui-même n’avait guère changé, il s’était seulement creusé davantage, se rapprochant de plus en plus du museau de la fouine ; on aurait dit la tête d’une petite fille qui se serait parcheminée sans changer de traits.

Quant à Pierre Rougon, il avait pris du ventre ; il était devenu un très-respectable bourgeois, auquel il ne manquait que de grosses rentes pour paraître tout à fait digne. Sa face empâtée et blafarde, sa lourdeur, son air assoupi, semblaient suer l’argent. Il avait entendu dire un jour à un paysan qui ne le connaissait pas : « C’est quelque richard, ce gros-là ; allez, il n’est pas inquiet de son dîner ! » réflexion qui l’avait frappé au cœur, car il regardait comme une atroce moquerie d’être resté un pauvre diable, tout en prenant la graisse et la gravité satisfaite d’un millionnaire. Lorsqu’il se rasait, le dimanche, devant un petit miroir de cinq sous pendu à l’espagnolette d’une fenêtre, il se disait que, en habit et en cravate blanche, il ferait, chez M. le sous-préfet, meilleure figure que tel ou tel fonctionnaire de Plassans. Ce fils de paysan, blêmi dans les soucis du commerce, gras de vie sédentaire, cachant ses appétits haineux sous la placidité naturelle de ses traits, avait en effet l’air nul et solennel, la carrure imbécile qui pose un homme dans un salon officiel.