Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/90

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
90
LES ROUGON-MACQUART.

s’unissant aux bonapartistes pour écraser les derniers républicains.

Ces événements fondèrent la fortune des Rougon. Mêlés aux diverses phases de cette crise, ils grandirent sur les ruines de la liberté. Ce fut la République que volèrent ces bandits à l’affût ; après qu’on l’eut égorgée, ils aidèrent à la détrousser.

Au lendemain des journées de février, Félicité, le nez le plus fin de la famille, comprit qu’ils étaient enfin sur la bonne piste. Elle se mit à tourner autour de son mari, à l’aiguillonner, pour qu’il se remuât. Les premiers bruits de révolution avaient effrayé Pierre. Lorsque sa femme lui eut fait entendre qu’ils avaient peu à perdre et beaucoup à gagner dans un bouleversement, il se rangea vite à son opinion.

— Je ne sais ce que tu peux faire, répétait Félicité, mais il me semble qu’il y a quelque chose à faire. M. de Carnavant ne nous disait-il pas, l’autre jour, qu’il serait riche si jamais Henri V revenait, et que ce roi récompenserait magnifiquement ceux qui auraient travaillé à son retour. Notre fortune est peut-être là. Il serait temps d’avoir la main heureuse.

Le marquis de Carnavant, ce noble qui, selon la chronique scandaleuse de la ville, avait connu intimement la mère de Félicité, venait, en effet, de temps à autre rendre visite aux époux. Les méchantes langues prétendaient que madame Rougon lui ressemblait. C’était un petit homme, maigre, actif, alors âgé de soixante-quinze ans, dont cette dernière semblait avoir pris, en vieillissant, les traits et les allures. On racontait que les femmes lui avaient dévoré les débris d’une fortune déjà fort entamée par son père au temps de l’émigration. Il avouait, d’ailleurs, sa pauvreté de fort bonne grâce. Recueilli par un de ses parents, le comte de Valqueyras, il vivait en parasite, mangeant à la table du