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Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/96

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LES ROUGON-MACQUART.

province, qui voulaient bien cancaner chez un voisin contre la République, du moment où le voisin endossait la responsabilité de leurs cancans. La partie était trop chanceuse. Il n’y avait pour la jouer, dans la bourgeoisie de Plassans, que les Rougon, ces grands appétits inassouvis et poussés aux résolutions extrêmes.

En avril 1849, Eugène quitta brusquement Paris et vint passer quinze jours auprès de son père. On ne connut jamais bien le but de ce voyage. Il est à croire qu’Eugène vint tâter sa ville natale pour savoir s’il y poserait avec succès sa candidature de représentant à l’Assemblée législative, qui devait remplacer prochainement la Constituante. Il était trop fin pour risquer un échec. Sans doute l’opinion publique lui parut peu favorable, car il s’abstint de toute tentative. On ignorait, d’ailleurs, à Plassans, ce qu’il était devenu, ce qu’il faisait à Paris. À son arrivée, on le trouva moins gros, moins endormi. On l’entoura, on tâcha de le faire causer. Il feignit l’ignorance, ne se livrant pas, forçant les autres à se livrer. Des esprits plus souples eussent trouvé, sous son apparente flânerie, un grand souci des opinions politiques de la ville. Il semblait sonder le terrain plus encore pour un parti que pour son propre compte.

Bien qu’il eût renoncé à toute espérance personnelle, il n’en resta pas moins à Plassans jusqu’à la fin du mois, très-assidu surtout aux réunions du salon jaune. Dès le premier coup de sonnette, il s’asseyait dans le creux d’une fenêtre, le plus loin possible de la lampe. Il demeurait là toute la soirée, le menton sur la paume de la main droite, écoutant religieusement. Les plus grosses niaiseries le laissaient impassible. Il approuvait tout de la tête, jusqu’aux grognements effarés de Granoux. Quand on lui demandait son avis, il répétait poliment l’opinion de la majorité. Rien ne parvint à lasser sa patience, ni les rêves creux du marquis qui parlait des Bourbons comme au lendemain de 1815, ni les effusions