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LA TERRE.

ques hectares. Les Rognes-Bouqueval, ruinés, endettés, après avoir laissé crouler la dernière tour du château, abandonnaient depuis longtemps à leurs créanciers les fermages de la Borderie, dont les trois quarts des cultures demeuraient en jachères. Il y avait surtout, à côté d’une de ses parcelles, une grande pièce que le paysan convoitait avec le furieux désir de sa race. Mais les récoltes étaient mauvaises, il possédait à peine, dans un vieux pot, derrière son four, cent écus d’économies ; et, d’autre part, si la pensée lui était un moment venue d’emprunter à un prêteur de Cloyes, une prudence inquiète l’en avait détourné : ces biens de nobles lui faisaient peur ; qui savait si on ne les reprendrait pas, plus tard ? De sorte que, partagé entre son désir et sa méfiance, il eut le crève-cœur de voir, aux enchères, la Borderie achetée le cinquième de sa valeur, pièce à pièce, par un bourgeois de Châteaudun, Isidore Hourdequin, ancien employé des gabelles.

Joseph-Casimir Fouan, vieilli, avait partagé ses vingt et un arpents, sept pour chacun, entre son aînée, Marianne, et ses deux fils, Louis et Michel ; une fille cadette, Laure, élevée dans la couture, placée à Châteaudun, fut dédommagée en argent. Mais les mariages rompirent cette égalité. Tandis que Marianne Fouan, dite la Grande, épousait un voisin, Antoine Péchard, qui avait dix-huit arpents environ, Michel Fouan, dit Mouche, s’embarrassait d’une amoureuse, à laquelle son père ne devait laisser que deux arpents de vigne. De son côté, Louis Fouan, marié à Rose Maliverne, héritière de douze arpents, avait réuni de la sorte les neuf hectares et demi, qu’il allait, à son tour, diviser entre ses trois enfants.

Dans la famille, la Grande était respectée et crainte, non pour sa vieillesse, mais pour sa fortune. Encore très droite, très haute, maigre et dure, avec de gros os, elle avait la tête décharnée d’un oiseau de proie, sur un long cou flétri, couleur de sang. Le nez de la famille, chez elle, se recourbait en bec terrible ; des yeux ronds et fixes, plus un cheveu, sous le foulard jaune qu’elle portait, et au