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LES ROUGON-MACQUART.

se parler, se mirent à fouiller des yeux le sentier qui longeait le bord du plateau.

— Le v’là, dit enfin Jésus-Christ.

C’était Grosbois, l’arpenteur juré, un paysan de Magnolles, petit village voisin. Sa science de l’écriture et de la lecture l’avait perdu. Appelé d’Orgères à Beaugency pour l’arpentage des terres, il laissait sa femme conduire son propre bien, prenant dans ses continuelles courses de telles habitudes d’ivrognerie, qu’il ne dessoûlait plus. Très gros, très gaillard pour ses cinquante ans, il avait une large face rouge, toute fleurie de bourgeons violâtres ; et, malgré l’heure matinale, il était, ce jour-là, abominablement gris, d’une noce faite la veille chez des vignerons de Montigny, à la suite d’un partage entre héritiers. Mais cela n’importait pas, plus il était ivre, et plus il voyait clair : jamais une erreur de mesure, jamais une addition fausse ! On l’écoutait et on l’honorait, car il avait une réputation de grande malignité.

— Hein ? nous y sommes, dit-il. Allons-y !

Un gamin de douze ans, sale et dépenaillé, le suivait, portant la chaîne sous un bras, le pied et les jalons sur une épaule, et balançant, de la main restée libre, l’équerre, dans un vieil étui de carton crevé.

Tous se mirent en marche, sans attendre Buteau, qu’ils venaient de reconnaître, debout et immobile devant une pièce, la plus grande de l’héritage, au lieu-dit des Cornailles. Cette pièce, de deux hectares environ, était justement voisine du champ où la Coliche avait traîné Françoise, quelques jours auparavant. Et, Buteau, trouvant inutile d’aller plus loin, s’était arrêté là, absorbé. Quand les autres arrivèrent, ils le virent qui se baissait, qui prenait dans sa main une poignée de terre, puis qui la laissait couler lentement, comme pour la peser et la flairer.

— Voilà, reprit Grosbois, en sortant de sa poche un carnet graisseux, j’ai levé déjà un petit plan exact de chaque parcelle, ainsi que vous me l’aviez demandé, père Fouan. À cette heure, il s’agit de diviser le tout en trois