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LES ROUGON-MACQUART.

Brusquement calmé, Lengaigne se remit à lui gratter le menton. Il était allé trop loin, il enrageait : sa femme avait raison de dire que ses idées lui joueraient un vilain tour. Et l’on entendit alors une querelle qui éclatait entre Bécu et Jésus-Christ. Le premier avait l’ivresse mauvaise, batailleuse, tandis que l’autre, au contraire, de terrible chenapan qu’il était à jeun, s’attendrissait davantage à chaque verre de vin, devenait d’une douceur et d’une bonhomie d’apôtre soûlard. À cela, il fallait ajouter leur différence radicale d’opinions : le braconnier, républicain, un rouge comme on disait, qui se vantait d’avoir, à Cloyes, en 48, fait danser le rigodon aux bourgeoises ; le garde champêtre, d’un bonapartisme farouche, adorant l’empereur, qu’il prétendait connaître.

— Je te jure que si ! Nous avions mangé ensemble une salade de harengs salés. Et alors il m’a dit : Pas un mot, je suis l’empereur… Je l’ai bien reconnu, à cause de son portrait sur les pièces de cent sous.

— Possible !… Une canaille tout de même, qui bat sa femme et qui n’a jamais aimé sa mère !

— Tais-toi, nom de Dieu ! ou je te casse la gueule !

Il fallut enlever des mains de Bécu le litre qu’il brandissait, tandis que Jésus-Christ, les yeux mouillés, attendait le coup, dans une résignation souriante. Et ils se remirent à jouer, fraternellement. Atout, atout et atout !

Macqueron, que l’indifférence affectée du maître d’école troublait, finit par lui demander :

— Et vous, monsieur Lequeu, qu’est-ce que vous en dites ?

Lequeu, qui chauffait ses longues mains blêmes contre le tuyau du poêle, eut un sourire aigre d’homme supérieur que sa position force au silence.

— Moi, je n’en dis rien, ça ne me regarde pas.

Alors, Macqueron alla plonger sa face dans une terrine d’eau, et tout en reniflant, en s’essuyant :

— Eh bien ! écoutez ça, je veux faire quelque chose… Oui, nom de Dieu ! si l’on vote la route, je donne mon terrain pour rien.