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LES ROUGON-MACQUART.

écartelait le pauvre monde suant sur la glèbe. Il y avait le droit coutumier, il y avait le droit écrit, et par-dessus tout il y avait le bon plaisir, la raison du plus fort. Aucune garantie, aucun recours, la toute-puissance de l’épée. Même aux siècles suivants, lorsque l’équité protesta, on acheta les charges, la justice fut vendue. Et c’était pis pour le recrutement des armées, pour cet impôt du sang, qui, longtemps, ne frappa que les petits des campagnes : ils fuyaient dans les bois, on les ramenait enchaînés, à coups de crosse, on les enrôlait comme on les aurait conduits au bagne. L’accès des grades leur était défendu. Un cadet de famille trafiquait d’un régiment, ainsi que d’une marchandise à lui qu’il avait payée, mettait les grades inférieurs aux enchères, poussait le reste de son bétail humain à la tuerie. Puis, venaient enfin les droits de chasse, ces droits de pigeonnier et de garenne, qui, de nos jours, même abolis, ont laissé un ferment de haine au cœur des paysans. La chasse, c’est l’enragement héréditaire, c’est l’antique prérogative féodale qui autorisait le seigneur à chasser partout, et qui faisait punir de mort le vilain ayant l’audace de chasser chez lui ; c’est la bête libre, l’oiseau libre, encagés sous le grand ciel pour le plaisir d’un seul ; ce sont les champs parqués en capitaineries, que le gibier ravageait, sans qu’il fût permis aux propriétaires d’abattre un moineau.

— Ça se comprend, murmura Bécu, qui parlait de tirer les braconniers comme des lapins.

Mais Jésus-Christ avait dressé l’oreille, à cette question de la chasse, et il sifflota d’un air goguenard. Le gibier était à qui savait le tuer.

— Ah ! mon Dieu ! dit Rose simplement, en poussant un grand soupir.

Tous avaient ainsi le cœur gros, cette lecture leur pesait peu à peu aux épaules, du poids pénible d’une histoire de revenants. Ils ne comprenaient pas toujours, cela redoublait leur malaise. Puisque ça s’était passé comme ça, dans le temps, peut-être bien que ça pouvait revenir.