Page:Emile Zola - La Terre.djvu/98

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
98
LES ROUGON-MACQUART.

pas comprendre. Jean, pour ne pas se trahir, était obligé de rire avec les autres, malgré son ennui ; car il ne se trouvait guère honnête, dans tout ça.

Après le déjeuner, Hourdequin donna ses ordres pour l’après-midi. Il n’y avait, dehors, que quelques petits travaux à terminer : on roulait les avoines, on finissait le labour des jachères, en attendant de commencer la fauchaison des luzernes et des trèfles. Aussi garda-t-il deux hommes, Jean et un autre, qui nettoyèrent le fenil. Et lui-même, accablé maintenant, les oreilles bourdonnantes sous la réaction sanguine, très malheureux, se mit à tourner, sans savoir à quelle occupation tuer son chagrin. Les tondeurs s’étaient installés sous un des hangars, dans un angle de la cour. Il alla se planter devant eux, les regarda.

Ils étaient cinq, des gaillards efflanqués et jaunes, accroupis, avec leurs grands ciseaux d’acier luisant. Le berger, qui apportait les brebis, les quatre pieds liés, pareilles à des outres, les rangeait sur la terre battue du hangar, où elles ne pouvaient plus que lever la tête, en bêlant. Et, lorsqu’un des tondeurs en saisissait une, elle se taisait, s’abandonnait, ballonnée par l’épaisseur de sa fourrure, que le suint et la poussière cuirassaient d’une croûte noire. Puis, sous la pointe rapide des ciseaux, la bête sortait de la toison comme une main nue d’un gant sombre, toute rose et fraîche, dans la neige dorée de la laine intérieure. Serrée entre les genoux d’un grand sec, une mère, posée sur le dos, les cuisses écartées, la tête relevée et droite, étalait son ventre, qui avait la blancheur cachée, la peau frissonnante d’une personne qu’on déshabille. Les tondeurs gagnaient trois sous par bête, et un bon ouvrier pouvait en tondre vingt à la journée.

Hourdequin, absorbé, songeait que la laine était tombée à huit sous la livre ; et il fallait se dépêcher de la vendre, pour qu’elle ne séchât pas trop, ce qui lui enlevait de son poids. L’année précédente, le sang-de-rate avait décimé les troupeaux de la Beauce. Tout marchait de mal en pis, c’était la ruine, la faillite de la terre, depuis que la baisse des grains s’accentuait de mois en mois.